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et des sourires, lui présentera son dur visage bureaucratique. La Suède n’emploie que des hommes mûrs et des vieillards. Elle ne paie que l’expérience chevronnée et n’accrédite que les âmes refroidies. L’intuition de la jeunesse, sa vigueur, ses audaces, ses généreuses initiatives, rentrent dans la catégorie des « millions dormans » avec les myrtilles, les airelles et les champignons comestibles. Prenez au sortir d’Upsal un jeune pasteur, un ange de l’école. La situation qui l’attend dans un lointain presbytère est de quatre cent cinquante couronnes[1] par an, logis et couvert compris. Au bout de cinq ou six années, si rien ne l’entrave, il en pourra gagner huit ou neuf cents ; et, pourvu que Dieu lui prête vie et que les paroissiens l’élisent, il obtiendra peut-être une bonne cure vers quarante-cinq ou cinquante ans. Alors seulement il commencera à rembourser la Banque des avances qu’elle fit à sa jeunesse verdoyante ; mais il n’achèvera de s’acquitter que le jour où son fils viendra reprendre sa place à Upsal et renouer avec les mêmes banquiers ces solides et affectueuses relations. Comment une telle perspective n’engourdirait-elle pas le zèle des jeunes hommes ? Upsal est trop aimable. Ils voudraient s’y attarder dans l’oubli des échéances et y jouir longtemps d’un si doux crédit.

Cependant ils travaillent ; j’en ai même fréquenté qui travaillaient à force. Mais j’appliquerais volontiers à beaucoup d’entre eux ce mot de Benjamin Constant, « que la foule de connaissances qu’ils amassent ont l’air de les empêcher d’arriver à des résultats, au lieu de les y conduire. » Je n’attribue pas uniquement cette sorte d’encombrement stérile à la peur des idées générales qui caractérise les érudits, et surtout l’érudition germanique. D’ordinaire, le Suédois, par impuissance ou par scrupule, s’interdit d’embrasser de vastes ensembles. Son absence de culture philosophique, — on ne fait point de philosophie dans les collèges, et on n’en fait guère plus à l’Université, — l’asservit à ses documens et au menu détail de ses observations. En philologie, en histoire, en littérature, il creuse son tunnel sans s’ouvrir de prises d’air et sans aspirer à revoir le jour. C’est si frappant que, lorsque vous rencontrez par hasard un vrai critique, une intelligence souple, qui sait dominer, pétrir, ordonner sa matière, un Levertin ou un Schück, vous pouvez presque parier qu’il

  1. La couronne vaut 1 fr. 40.