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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 55.djvu/333

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outils sont-ils si laids, et nos cruches sur les rayons si grossières ? C’est qu’elles sont faites avec indifférence et sans amour… Ici, qui aime son métier ? Le cordonnier n’est pas assis fièrement à son établi… et ne songe pas : « Je montrerai aux Seigneuries et aux Excellences ce que vaut un cordonnier. » Mais il se dit : « Qu’importe que mes chaussures soient les plus mal fabriquées du monde, pourvu que j’encaisse l’argent et que je m’acquitte vite de cette fastidieuse et noire besogne ? » Et le menuisier ne chante pas à son rabot… Vous craignez Dieu, vous, gens durs, vous, gens raides, mais vous ne l’aimez pas… Celui qui n’a pas d’amour est sans désir dans sa jeunesse ; et même le plus fort ne sait à quoi employer sa force. »

Que de fois ces paroles de Heindenstam me sont revenues à la mémoire, lorsque j’étais à Upsal ! Les étudians peuvent avoir le goût de l’étude et surtout en sentir la nécessité ; ils n’en éprouvent presque jamais l’amour. Ils m’ont paru dénués d’enthousiasme. Le soir, aux Nations ou dans les Pensions de Famille, on entendait entre jeunes gens des dialogues comme celui-ci. « Moi, disait l’un, j’ai travaillé huit heures. » — « Moi, disait l’autre, neuf heures. » — « Et moi, s’écriait un troisième, j’en ai travaillé dix ! » Et je pensais : « Que de chaussures ils ont faites ! » Mais, durant six mois, parmi les étudians, dont j’étais le commensal, je n’ai jamais vu s’engager une de ces chaudes discussions où la jeunesse impatiente et grisée verse, comme dans un pressoir, ses premiers paniers de vendanges.

Un jour cependant je crus qu’un débat allait naître. La veille au soir, on avait célébré l’anniversaire de Gustave-Adolphe, et l’étudiant qui, selon la coutume, prononçait le discours, avait mis, contrairement à l’usage, du picrate dans son éloquence. Il avait osé parler « des bûchers d’hérétiques qui brûlent silencieusement en Suède. » Le journal conservateur d’Upsal relevait cette phrase et tançait vertement l’audacieux. Une jeune institutrice, professeur à l’École de ménage, qui mangeait à notre table, déclara que l’audacieux avait raison. « Ce qu’il dit est vrai, surtout dans les petites villes. » Je me tournai vers le plus communicatif des étudians, et je lui demandai son opinion : « Évidemment, me dit-il, c’est vrai ; mais il faut être prudent… » Ses camarades n’ajoutèrent pas un mot. Ah ! que ces jeunes gens étaient donc prudens et désespérément corrects ! Qu’ils eussent trouvé malséant de se contredire ! Comme on devinait chez eux