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semblable à celui du chevalier pour sa dame. C’est l’amour tel que l’a conçu et façonné le moyen âge ; l’amour qui est une humilité, un abaissement volontaire, une abnégation de tous les instans, un culte aussi, une idolâtrie. Et dans l’Astrée comme dans les poèmes de la Table ronde, cet amour est considéré comme le grand ressort de l’éducation des âmes, comme une puissance morale qui ennoblit le cœur, l’élève au-dessus de lui-même, le rend inaccessible à toute bassesse, à tout sentiment vulgaire et le remplit d’aspiration vers un sublime idéal. De telle sorte que nos faux bergers ressemblent au premier abord à des chevaliers désarmés qui auraient échangé, par un bizarre caprice, leur casque contre un chapeau de paille, leur lance contre une houlette. Mais ils diffèrent des chevaliers, dans les témoignages qu’ils donnent de leurs passions. Que faisait le chevalier pour prouver à sa dame qu’il savait aimer ? Il s’en allait courir les grandes routes par monts et par vaux, la lance en arrêt, à la poursuite d’aventures périlleuses ; et c’était à coups de lance qu’il s’efforçait de conquérir le cœur de la femme aimée. Nos bergers s’y prennent tout autrement. Ils ne promettent point d’amener à leurs bergères deux géans enchaînés qui plient le genou devant elles ; ils ne jurent point non plus de tenir un œil fermé jusqu’à ce qu’ils leur aient apporté sur un plat d’argent deux douzaines d’oreilles de Sarrasins. Le plus méritant d’entre eux, c’est le plus délicat, le plus respectueux, le plus soumis ; celui qui a la manière la plus noble de sentir et qui sait le mieux exprimer ce qu’il sent ; celui qui a le cœur le mieux fait, le mieux réglé et qui, avec ses joies et ses peines, s’entend à composer pour ainsi dire un beau paysage moral où les yeux de sa bergère puissent s’arrêter avec complaisance ; celui enfin qui parvient à donner à ses vertus le plus de beauté et d’harmonie. Et ainsi, ce sont des hommes du moyen âge en qui il est entré quelque chose de l’esprit de Platon et de ses disciples. Comme les chevaliers, ils ont cette sorte d’ascétisme qui commande à l’homme de maîtriser sa nature ; ils ont cet enthousiasme qui le porte à se déposséder de lui-même, à se faire le serviteur et l’esclave de ce qu’il aime, et les vertus qu’ils admirent le plus sont ces vertus miraculeuses qui étonnent et confondent la nature. Mais en même temps, comme des disciples de Platon, ils recherchent l’harmonie, et la beauté de l’âme leur semble le premier des biens.