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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 55.djvu/80

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temps. Le bel esprit, c’est la pédanterie retournée des gens du monde quand ils commencent à se piquer d’être savans et qu’ils font parade de leur savoir. Le bel esprit abonde dans les œuvres de deux contemporains de d’Urfé, dans les tableaux de l’Albane, de celui qu’on a appelé l’Anacréon de la peinture, ainsi que dans les vers de l’un tour de l’Adonis, du cavalier Marini, qui fut si à la mode en France dans les premières années du XVIIe siècle. Le bel esprit abondait même dans les modèles que d’Urfé paraît avoir eus sous les yeux, dans les longues conversations du fameux Courtisan, Cortigiano de Castiglione, où respire la galanterie de la cour du duc d’Urbin où vécut l’auteur ; conversations dans lesquelles les interlocuteurs semblent en parlant se regarder dans la glace et s’écouter parler, et comme après tout ils ne font que répéter ce que l’auteur leur a soufflé, dès qu’ils ont fini de discourir, celui-ci ne manque pas d’ajouter : « Alors tout le monde se mit à rire et à applaudir. »

Le bel esprit foisonne encore dans le Pastor fido de Guarini, dans l’Arcadie de Sannazar, mélange de prose et de vers, ou plutôt églogues en vers reliées entre elles par un récit en prose et où perce à chaque endroit le souci de bien dire. Que dis-je ? Le bel esprit était si bien la maladie du temps qu’il se retrouve dans les œuvres mêmes du génie, dans les vers de l’auteur de la Jérusalem délivrée ; ce qui n’est pas une raison de mépriser avec Boileau le clinquant du Tasse ; car les faux bons mots, les pointes, les concetti sont, dans un écrivain comme le Tasse, de petites taches qui ne nuisent pas à l’œuvre et qu’on note en souriant, taches qui servent à relever l’éclat d’un beau teint : ce sont les grains de beauté du génie. Et qui voudrait retrancher du drame espagnol et des tragi-comédies de Shakspeare toutes ces rencontres de mots, toutes ces recherches de la pensée et du style qu’on appelait en Espagne des grâces et en Angleterre des euphuïsmes ? Souffrons donc à nos bergers les mignardises par trop fréquentes de leur langage. En Arcadie, on n’a rien à faire, rien autre que d’exprimer de son mieux ce qu’on sent et quelquefois ce qu’on ne sent pas ; on n’a pas d’autre occupation que d’habiller de bon air les passions qu’on éprouve et quelquefois celles qu’on n’éprouve pas.

Mais, ce qui nous intéresse plus encore que les qualités ou les défauts de ton et de style de ces conversations, ce sont les thèmes que les bergers du Lignon se plaisent à débattre dans