pouvait se regarder comme la législatrice du royaume du sentiment ; toutes ses sentences faisaient loi. Aussi, quelle conscience, quelle attention scrupuleuse, quel recueillement de tous les instans, elle apportait à la composition de ses romans ! Elle sentait bien que c’était une affaire d’État et que les destinées du genre humain en dépendaient.
On raconte qu’un jour, voyageant avec son frère, et étant descendue dans une hôtellerie, le soir elle entra en conférence avec lui au sujet de l’un des épisodes du Grand Cyrus qui les occupait fort. Il s’agissait du prince Mazare. Fallait-il le laisser vivre ? Fallait-il le faire mourir ? M. de Scudéry plaidait sa cause, sa sœur était impitoyable et, la discussion s’échauffant, elle finit par s’écrier d’une voix forte : « Le prince mourra, il faut que le prince meure. » D’honnêtes marchands logés dans la chambre voisine entendirent ce propos. Croyant à un complot contre la vie du Roi, ils coururent avertir la police, et nos deux romanciers furent conduits en prison, d’où ils eurent quelque peine à sortir.
Mais ce qui occupait Mlle de Scudéry bien plus encore que les aventures de ses romans, c’étaient les poses qu’elle donnait à ses personnages. Elle était la maîtresse à danser des âmes et elle savait que toutes les attitudes des précieuses et des honnêtes gens de ses romans seraient fidèlement reproduites à la ville et à la cour. Aussi que tous ses personnages représentent bien ! Qu’ils ont le maintien noble ! Quel grand air ! Que de vertus ! Que de beaux sentimens ! Il ne leur manque qu’une chose, une misère, en vérité, la vie. Ce sont des automates, des machines, et à tout instant on entend crier la manivelle. Ils font penser au cheval de Roland, vous savez ! Ce cheval si admirable, à la tête si fière, à la robe si lustrée !… Il n’avait qu’un seul défaut ! Il était mort…
VICTOR CHERBULIEZ.