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à Céladon. Ce sont de ces hasards qui abondent dans l’Astrée, comme les écritoires : « Mon enfant, dit-il au pauvre berger, je me résous de faire courir le bruit que ma fille est malade, et qu’à cette occasion, les Druides anciennes ont été d’avis que je la retirasse. Et quelques jours après, vous vous habillerez comme elle, et je vous recevrai chez moi, sous le nom de ma fille Alexis… Or, regardez, Céladon, si cela n’est pas bien faisable ? Ah ! mon père, répondit le berger, comment entendez-vous qu’Astrée, par ce moyen, ne me voye point ? Pensez-vous, dit le druide, qu’elle vous voye, si elle ne vous connaît ? Et comment vous connaîtra-t-elle ainsi revêtu ? Mais, répliqua le berger, en quelque sorte que je sois revêtu, si serai-je en effet Céladon, de sorte que véritablement je lui désobéirai. Que vous ne soyez Céladon, il n’y a point de doute, répondit Adamas : mais ce n’est pas en cela que vous contreviendrez à son ordonnance, car elle ne vous a pas défendu d’être Céladon, mais seulement de lui faire voir ce Céladon. Or elle ne le verra pas en vous voyant, mais Alexis. Et pour conclusion, si elle ne vous connaît point, vous ne l’offenserez point, si elle vous connaît, et qu’elle s’en fâche, vous n’en devez espérer rien moins que la mort. — Voilà, dit Céladon, la meilleure raison. » Et il se laisse persuader et bénit dans son cœur la subtilité du bon druide.

Tout cela est frivole, et d’un médiocre intérêt. Ce qui manque dans l’Astrée, c’est la passion vraie, et elle n’apparaîtra pas de sitôt dans le roman ; il nous faut attendre Mme de La Fayette et la Princesse de Clèves. Mais à défaut de la passion, ce qui fait l’intérêt de l’Astrée, c’est que seul d’entre tous les auteurs de pastorales, d’Urfé était un penseur, et que la pensée tient une place parmi toutes les froides inventions dont il a rempli son livre. Oui, dans son Arcadie à lui, dans cette Arcadie des bords du Lignon, on ne rencontre pas seulement des statues, des tableaux, des bergers et des écritoires, on y rencontre aussi des idées. Tous ces procès de casuistique que d’Urfé se plaît à ourdir et à juger ne sont que les incidens divers d’un grand débat où doux adversaires sont en présence l’un de l’autre ; deux disputans qui sont éternels comme l’humanité, mais dont la lutte ne fut jamais plus vive qu’à l’époque de la Renaissance, époque de grands contrastes, pleine de disparates, époque à la fois de licence grossière et brutale et de généreuse contemplation. Ces deux plaideurs c’est la philosophie du plaisir, d’une part ; de l’autre,