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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/227

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UN SIÈCLE D’ART FRANÇAIS À BERLIN.

vue ses achats et leur installation. Et quel bonheur lorsqu’il a fait une bonne affaire ! Avec quel plaisir il écrit à son frère : « J’ai reçu huit tableaux de France, plus beaux que tous ceux que vous aviez vus ; j’en attends encore incessamment quatorze, que j’ai trouvés par hasard pour un morceau de pain : cela servira à Sans-Souci et à Charlottenbourg. » Déjà il les y voit !

Mais comment s’explique, en fin de compte, cette préférence persistante et très spontanée pour un art si spécial et, par tant de côtés, si peu d’accord avec sa nature ? Car Frédéric est tout au monde ; excepté un Céladon. Que pouvaient dire à ce politique, à cet ascète de la gloire, à ce « chartreux militaire, » les fantômes charmans de l’Amour paisible et de l’Embarquement pour Cythère ? On se demande parfois s’il les comprenait bien et s’il faisait la différence entre l’adorable Watteau et ses médiocres imitateurs. Je crains qu’il ne mît sur le même pied le maître et les copistes. Il était trop de son siècle et de l’école de Voltaire pour avoir le sentiment délicat de la poésie. Comme poète, il en reste à l’Épitre à mon esprit, ou aux petits vers de La Fare et de l’abbé de Chaulieu. Poésie didactique ou poésie légère et, comme on disait, « fugitive, » dans les deux cas il ne s’élève guère qu’à la prose rimée. J’ai peur aussi qu’il ne prît certaines grivoiseries pour des licences poétiques. Passe encore pour Lancret ! quoique ce soit beaucoup que d’en avoir vingt-six ! Mais c’est décidément trop de trente-sept Pater. Il y a là un indicé fâcheux. Croira-t-on que Frédéric eût cette faiblesse du collectionneur, qui consiste à cultiver la « belle série ? » C’est, dira-t-on, que les Watteau devenaient introuvables, étant accaparés sur le marché anglais. Mais ne restait-il pas Chardin ?

Frédéric, à ses débuts, avait acheté quelques Chardin. Il en achète deux au Salon de 1737, et ce sont probablement les deux plus beaux du monde : le Dessinateur, qu’on a vu au Pavillon allemand et à l’Exposition Chardin, il y a trois ans, et la Dame cachetant une lettre, une page magnifique, généreuse, somptueuse, qui n’a pas sa pareille en Hollande parmi les plus belles œuvres de Fabritius et de Vermeer. Et puis, sauf deux nouveaux achats, la Ratisseuse et l’Écureuse, il s’en tient là. Pourquoi ? Question de format, d’abord : Chardin ne peint plus qu’en petit, et Frédéric préfère des œuvres plus importantes. Mais n’y a-t-il pas d’autre raison ? Ce grand réaliste, que fut le roi Frédéric II, ne demande pas à l’art une ressemblance trop