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et qui soupire par la bouche de Roméo et de Juliette ; c’est l’ambition elle-même qui allume une soif de sang inextinguible sur les lèvres de lady Macbeth ; c’est la jalousie en personne qui s’appelle Othello, et qui, dans un transport aveugle, étouffe Desdemona.

Est-ce à dire qu’à l’inverse des grands classiques français, Shakspeare, comme les troubadours de Provence, ait divinisé la passion ? Loin de là ! Car tout à coup, au milieu des cris et des sanglots dont il fait retentir la scène, part un éclat de rire moqueur, ou bien encore les accens d’une sereine ironie qui vous dit : Ne prends pas tout cela au sérieux, ces amoureux, ces ambitieux, ces jaloux sont des aveugles. Mais toi, tu as des yeux, ouvre-les et regarde.

J’ajouterai que si, dans Corneille, comme dans Mme de La Fayette, la raison est présente dans les héros mêmes du drame, elle paraît dans les pièces de Shakspeare le plus souvent sous les traits d’un personnage à part, d’un rêveur, ou coiffée d’une marotte de fou et elle nous dit : « Tous ces êtres sont faits de la matière dont sont faits les rêves. Il n’y a de réel que la joie de l’esprit qui se recueille et qui contemple. » Et ainsi par un autre chemin Shakspeare nous conduit au même résultat.


Victor Cherbuliez.