Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/377

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
371
DIMANCHES ANGLAIS CONTEMPORAINS.

qui s’adapte et s’oriente, cette éducation par la vie, cette lente perception de ses lois grâce à un long contact, que rien ne saurait remplacer. Voilà autre chose que l’adultère et les intrigues amoureuses. Il se dégage de tels romans, par les sujets qu’ils traitent et l’esprit dans lequel ils les traitent, une vivifiante impression de grandeur et de noblesse.

Voyez l’orgueilleuse, l’intransigeante Marcella. On n’a jamais mieux peint l’orgueil, la confiance, les naïves audaces de la jeunesse, son égoïsme inconscient. Ce n’est pas l’amour qui attire d’abord vers Aldous la jeune fille pauvre, héritière d’un manoir en ruines et d’un nom décrié. Le jour de l’aveu


… elle eut une sorte de vertige. Elle se voyait jeune pairesse d’Angleterre, les diamans historiques des Maxwell brillant sur ses épaules nues. Elle régnait sur ce château princier, sur les terres d’alentour. Posséder cette puissance, quel rêve ! Elle, Marcella, la socialiste, l’amie du peuple, elle pourrait exercer une action sociale toute nouvelle, élaborer des plans jusqu’alors irréalisables… À la dérobée, elle jeta un regard sur l’homme à l’aspect tranquille et digne qui se tenait debout auprès d’elle. Un mari pareil lui ferait honneur, et avec le temps elle s’attacherait.

« En attendant, pensait-elle, il sera pour moi un ami, je le dirigerai. Il est intelligent, instruit, mais victime de sa position. Je l’aiderai à secouer ses chaînes ; nous ouvrirons la route où d’autres passeront après nous. »


Cet homme « à l’aspect tranquille et digne, » elle apprendra à l’aimer, non sans s’être trompée d’abord et fourvoyée. Elle ne pourra s’installer, en quelque sorte, dans cet amour, s’y reposer et s’y épanouir, qu’après toutes les épreuves qui l’auront apaisée, consolidée, mûrie, quand elle aura perdu « ce je ne sais quoi de trop personnel, de mal équilibré » qui était comme la rançon de sa beauté, de son ardeur de vie, quand l’opposition entre la créature passionnée, impulsive, et l’autre, celle qui contrôlait sans cesse les actes de la première, se sera résolue dans une harmonie supérieure, une unité plus riche. Elle aimera donc d’abord Henry Wharton, comme Julie Le Breton aimera d’abord le capitaine Warkworth, comme Kitty Bristol aimera Cliffe. Ce qu’il y a d’irrégulier dans son passé, d’anormal, explique son malaise et son erreur. Cet état « inharmonique » est le point de départ nécessaire, car si les peuples heureux n’ont pas d’histoire, les individus heureux, équilibrés, n’ont pas de roman. Mme Ward a donné une suite à son roman de Marcella. Nous y retrouvons l’héroïne et son mari, devenus lord et lady Maxwell.