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UNE VIE D’IMPÉRATRICE.

étonnement en face de cette attitude passive, écrit encore le grand-duc Nicolas ; mais il suffit de se mettre à la place de l’Impératrice pour se rendre compte qu’une autre altitude n’était guère de nature à lui ramener le cœur de l’infidèle. »

L’adoption d’une telle ligne de conduite, dont Elisabeth ne devait se départir jamais, ne pouvait aller sans de vives peines et d’incessans sacrifices que beaucoup d’autres à sa place n’auraient pas acceptés aussi bénévolement. Mais c’était une résignée. De bonne heure et si haut placée qu’elle fût, elle avait mesuré la vanité des choses humaines.

« Oui, maman, vous avez bien raison, mande-t-elle à sa mère le 3 mars 1803, il n’y a que peines et misères en ce monde, et je vous assure que je pense souvent que si on avait encore le choix de recommencer à vivre, pour ma part, j’aimerais autant n’avoir jamais existé ; mais, puisque je suis une fois dans ce monde, il faut endurer et supporter ; la vie au fond n’est que cela. » En cette même année, faisant allusion à l’infidélité de son époux « et aux nuages noirs qui planent sur son horizon, » elle écrit : « Je me dis sans cesse qu’on est dans ce monde non pas pour jouir, mais pour supporter, cependant je ne puis m’empêcher de trouver un peu injuste que je doive supporter seule la peine d’une chose dont la faute n’est certainement pas à moi seule. Enfin encore une fois patience et brisons là-dessus. » Que de fois sa correspondance nous révélera le pessimisme qui résulte de ses chagrins de femme, et qui lui inspire des réflexions telles que celles-ci : « On apprend bien vite dans la vie à ne désirer vivre que pour bien mourir ! » « Je ne puis souffrir d’inspirer de la pitié dans aucun genre. » C’est encore ce pessimisme qui lui suggère et entretient en elle un besoin d’isolement, aussi vif qu’impérieux et sous l’empire duquel, au cours d’un séjour à Gatchina, chez l’Impératrice mère, elle laisse échapper cet aveu : « Vous savez comme elle fait les honneurs chez elle, mais… il vaut mieux être chez soi. »

En 1806, à la veille de prendre possession d’un appartement particulier qui a été aménagé pour elle dans la résidence impériale de Kamenoï Ostrof, elle mande à sa mère : « Cet appartement sera une retraite profonde : si je le veux, je pourrai y porter l’oubli du monde entier… Ne me blâmez pas trop, maman, sur ces sentimens un peu misanthropes ; ils ne me rendent pas mauvaise et, en approchant de l’âge mûr, il vaut mieux en avoir