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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/407

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UNE VIE D’IMPÉRATRICE.

Par tout ce qui précède, il est aisé de constater que cette noble créature contrainte par les circonstances à se replier sur elle-même, à qui manquaient la gloire d’une vie publique, les agrémens d’une vie privée et qui ne connut que durant peu de jours les joies maternelles, s’efforçait de combler autant qu’elle le pouvait le vide de sa vie. En 1808, un de ses contemporains écrit : « Ses enfans sont morts, son époux ne s’occupe plus d’elle, sa famille en est séparée pour jamais, la Cour ne la voit guère, tous les intérêts de la vie ont disparu pour elle. Mais cette charmante figure sans couleur et sans expression cache un grand génie et, un jour, une occasion pourra subitement la développer. Alors on verra une femme d’un ordre supérieur, mais qui en sera encore plus étonnée que les autres. »

Il y a beaucoup à reprendre dans ce jugement qui nous représente l’Impératrice comme n’ayant pas le sentiment de sa valeur personnelle et qui, d’autre part, exagère peut-être un peu en lui attribuant du génie. Ce qu’il en faut retenir, c’est la prédiction hypothétique qui annonce que la jeune souveraine serait à la hauteur des circonstances les plus graves, si l’avenir en faisait surgir de telles. Cette prédiction, qui se fondait sur le passé et notamment sur l’attitude d’Élisabeth à la mort de Paul Ier, devait se réaliser à peu d’années de là lorsque les dissentimens survenus entre Napoléon et Alexandre les mirent aux prises en de tragiques conflits.

Telle que nous connaissons maintenant l’impératrice Élisabeth, on ne saurait s’étonner qu’elle ait cherché dans des distractions intellectuelles un allégement à ses douloureuses préoccupations. Elle appelle l’étude à son aide, celle du dessin, celle de la langue russe que depuis longtemps elle parlait avec facilité, mais dont elle voulait étudier les chefs-d’œuvre dans les grands écrivains moscovites. À ces études elle consacre tous les instans qu’elle peut dérober aux exigences protocolaires de la Cour. Le jeu d’échecs, puis des représentations de tragédie qui lui permettent d’applaudir au talent de la grande actrice française, Mlle George, constituent les plaisirs qu’elle préfère. Mais c’est surtout à la lecture des auteurs français qu’elle s’applique. Par l’entremise de sa mère, elle reçoit fréquemment les publications de France et ce qu’elle en dit nous révèle ses goûts en matière de littérature. Elle n’aime guère les romans ; ceux de Mme Radcliffe « la dégoûtent à l’excès, » En 1804, elle avoue que, depuis