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tage, chère maman, je me porte bien, ne souffrez pas trop pour moi ; mais si j’osais, je désirerais bien suivre celui qui était le but de toute ma vie. »

Il est donc vrai que la mort effaçait dans cette âme admirable le souvenir du passé lointain pour n’y laisser vivre que celui de l’intimité qui avait régné entre elle et son mari durant les dernières années et qu’elle avait accueillie comme un bienfait du ciel. C’est ce sentiment qu’elle exprimera jusqu’à la fin dans ses lettres où l’on voit sa douleur s’exprimer sans rien perdre de sa violence et s’affirmer sa résignation qu’inspire l’espérance de rejoindre bientôt le bien-aimé. Cette espérance se réalisa le 4 mai de l’année suivante. La mort de l’impératrice Élisabeth fut digne de sa vie. Elle se savait condamnée. Elle s’éteignit doucement, sans presque s’en apercevoir, préparée depuis longtemps à quitter ce monde où rien ne la retenait, puisque son mari n’y était plus.

L’impérial historien qui vient d’élever un superbe monument à sa mémoire incline à penser que les longues et cruelles épreuves pur lesquelles elle avait passé résultèrent surtout d’une certaine contradiction entre son esprit et son cœur, ou plutôt du retard que mettait le jugement à corriger les trop vifs élans du cœur. Ce n’est pas l’impression que nous laisse la lecture de la volumineuse correspondance dont nous venons de cueillir et de rassembler ici les plus belles fleurs. En nous rappelant le charmant billet qu’à la veille de son mariage, la future impératrice adressait à son fiancé, il nous semble que c’est lui seul qui doit porter devant l’histoire la responsabilité des malheurs dont elle eut à souffrir. Elle lui écrivait alors : « Il tient le bonheur de ma vie dans ses mains : aussi il est certain de me rendre malheureuse à jamais, si jamais il cesse de m’aimer. » Elle lui traçait ainsi les conditions indispensables à leur bonheur commun. C’est parce qu’il ne comprit pas combien sincère était ce langage que ce bonheur fut détruit. Nous avons vainement cherché dans les lettres de sa femme un argument qui prouve le contraire. Nous croyons d’ailleurs que le grand-duc Nicolas n’est pas loin de partager cet avis puisqu’il est visible, à toutes les pages de son beau livre, que l’impératrice Élisabeth est l’objet de son respect et de son admiration.


Ernest Daudet.