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POÉSIES.


Et je savais que moi, qui contemplais ces restes,
J’étais déjà ce mort, mais encor palpitant,
Car de ces ossemens à mon corps tendre et preste
Il faut le cours d’un peu de temps.

Je l’accepte pour moi ce sort si noir, si rude,
Je veux être ces yeux que l’infini creusait ;
Mais, palmier de ma joie et de ma solitude,
Vous avec qui je me taisais,

Vous à qui j’ai donné, sans même vous le dire,
Comme un prince remet son épée au vainqueur,
La grâce de régner sur le mystique empire
Où, comme un Nil, s’épand mon cœur,

Vous en qui, flot mouvant, j’ai brisé tout ensemble
Mes rêves, mes défauts, ma peine et ma gaîté,
Comme un palais debout qui se défait et tremble
Au miroir d’un lac agité,

Faut-il que vous aussi, le Destin vous enrôle
Dans cette armée en proie aux livides torpeurs
Et que réduit, le cou rentré dans les épaules,
Vous ayez l’aspect de la peur ?

Que plus froid que le froid, sans regard, sans oreille,
Germe qui se rendort dans l’œuf universel,
Vous soyez cette cire acre, dont les abeilles
Écartent leur vol fraternel !

N’est-il pas suffisant que déjà moi je parte,
Que j’aille me mêler aux fantômes hagards,
Moi qui, plus qu’Andromaque et qu’Hélène de Sparte,
Ai vu guerroyer des regards ?

Mon enfant, je me hais, je méprise mon âme,
Ce détestable orgueil qu’ont les filles des rois,
Puisque je ne peux pas être un rempart de flamme
Entre la triste mort et toi.