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d’un air d’assurance parfaite sous des dehors affectés d’humble soumission, s’offrant à lire au châtelain les journaux qui viennent d’arriver. Elle s’appelle Lisa, et est la fille du cocher d’un château voisin. Élevée dans ce château avec la fille du baron de Radkersberg, et ayant reçu là un vernis tout extérieur de culture mondaine, elle a été récemment engagée par Charles d’Allenstein pour lui servir de lectrice et de secrétaire ; mais le vieux garçon laisse voir assez clairement qu’il serait disposé à la prendre aussi pour maîtresse, — d’où l’amère indignation de la baronne, sa sœur, qui avait bien compté pouvoir vivre toujours commodément chez lui, en dirigeant sa maison.

Lisa elle-même, d’ailleurs, est bien résolue à ne point prendre au sérieux les complimens, maladroits et passionnés, de son vieil amoureux. Ses intentions nous sont expliquées dans un entretien qu’elle a avec un robuste jeune homme aux yeux bleus enfantins, Jacques Steger, qui déjà, tout à l’heure, nous a révélé un mélange singulier de naïveté paysanne et de bonhomie en se glorifiant ingénument, devant Allenstein, de la manière dont il fait prospérer l’exploitation agricole du domaine. Ce Jacques Steger est, lui, le fils d’une cabaretière du village, dont Allenstein a été jadis l’un des nombreux amans. Un médecin de la région, l’unique ami et confident du vieux garçon, a presque persuadé à celui-ci que Jacques était son fils ; et c’est par une sorte de scrupule paternel qu’Allenstein s’est chargé de l’éducation du petit Jacques, l’a envoyé suivre les cours de l’université, et puis, quand il s’est senti fatigué de l’administration de ses terres, l’a entièrement transmise entre ses mains, avec la certitude légitime de ne pouvoir pas trouver un serviteur plus fidèle, ni même, malgré sa simplicité un peu ridicule, plus capable de le remplacer en toute façon. Or, Jacques a donné son cœur à la belle Lisa ; et celle-ci, depuis des années, n’a jamais cessé de l’aimer tendrement, d’un amour où le respect de sa noble et touchante droiture se renforce d’un désir, tout féminin, de protection à l’égard du grand enfant que restera toujours « Jacques l’Imbécile. » Aussitôt seule avec lui, quand Allenstein est allé fumer des cigarettes sur la terrasse, elle reproche affectueusement à son ami son manque de tenue, et sa tendance incorrigible à compromettre le fruit de tous les efforts qu’elle ne se lasse point de tenter pour le faire recevoir dans l’intimité du château.


Lisa. — Rien que la façon dont tu entres chez les gens, c’est ridicule et inconvenant ! On s’aperçoit tout de suite que tu viens de quitter ton travail !

Jacques. — Comment ? Est-ce donc une honte, de travailler ?