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sur les retraites met le journalier agricole à l’abri de la charité privée, parfois indiscrète, et de la charité publique, toujours déshonorante. Un gentilhomme, lord Carrington, s’est attelé au morcellement du sol avec l’ardeur d’un socialiste. Chargé, en vertu du Crown Lands Act (1906), de la gestion des domaines de la couronne, il a porté de 390 hectares à 2 400 l’étendue des petites exploitations. Muni de pleins pouvoirs, grâce au Small Holdings and Allotments Act (1907), il a pu, en quelques mois, amener les conseils généraux à acquérir, soit de gré, soit de force, 41 816 hectares qui seront ultérieurement divisés en petites fermes et en jardins ouvriers.

Mais les bulletins de vote escomptés en échange de cette œuvre agraire ne tombent pas dans l’urne radicale. Les paroles véhémentes, les affiches injurieuses contre les Lords ont surpris, blessé, irrité. La campagne anglaise n’est pas mûre pour une Jacquerie, même morale. Pour s’en étonner, il ne faut rien connaître de la vie rurale d’Outre-Manche. Pas un de ces villages du Centre ou du Sud, où l’on n’entrevoie derrière un rideau d’arbres séculaires, par delà des pelouses sereines, une aristocratique demeure. Elle n’a rien d’un château fort rébarbatif : ni tours hautaines, ni fossés inhospitaliers, ni mâchicoulis menaçans. Les murailles sont percées de bow-windows et tapissées de lierre. Les portes s’ouvrent sur de larges perrons et des allées accueillantes. Au dedans, des toiles précieuses et des souvenirs historiques. Au dehors, des fleurs, des prés et des bois. Les grilles du parc ne sont jamais closes. Elles tournent avec une égale aisance devant l’étranger de passage et devant le paysan de l’endroit. Les sentiers ne sont point interdits au villageois qui veut couper droit et gagner son champ. Les bosquets et les pelouses leur sont ouverts, le dimanche, pour promener la marmaille ou pour organiser un match. Le château n’est pas une forteresse. Ce châtelain n’est point un émigré. Les enfans de la maison jouent au cricket avec les fermiers. Les femmes organisent la charité et surveillent l’enseignement. Le Lord préside les associations sportives et commande les troupes territoriales. La vieille noblesse anglaise, — et c’est ce qui la distingue des financiers sémites et des millionnaires américains qui achètent un seat, armoiries comprises, pour jouer au grand seigneur, — est aussi accueillante que les pelouses de ses parcs et aussi hospitalière que les portes de ses demeures.