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n’en connut que le premier. Il ne vit point la toile où le frais visage de sa Bérénice s’est ratatiné sous les vents aigres des vieux jours. Il l’emporta sous son linceul de drapeaux telle qu’elle était lorsqu’elle reçut de lui la bague de fiançailles. On dit que du moment où son devoir royal l’obligea de la quitter, la tristesse habita ses yeux. Les élèves des écoles suédoises lisent dans leurs morceaux choisis une lettre qu’il lui écrivait un soir, avant le renoncement. La forme en est gothique et précieuse.


Noble demoiselle et très chère parente de mon cœur,

J’avais espéré, d’après votre promesse, que je pourrais, — ce dont j’ai un bien tendre désir, — vous adresser la parole, ma bien-aimée, pour vous souhaiter une bonne nuit. Mais puisque ce bonheur ne m’a point été accordé, je m’autorise de ma grande affection et de la bonne volonté dont mon cœur, l’infortuné, est entièrement rempli pour vous, à couvrir de ma mauvaise écriture ce grossier et vil papier qui me servira cependant, — car dans ma hâte, je n’en puis trouver d’autre, — pour vous offrir ma pensée humble et fidèle, à votre service et discrétion toute la durée de mes jours, et aussi pour vous prier de persévérer dans votre faveur à mon égard et dans votre bienveillance, et de considérer toujours, en votre cœur riche de vertu, que pour vous je supporte le chagrin ; et, bien que je doive me séparer de vous, mon cœur et mon esprit resteront près de vous ; et, comme j’appréhende de perdre pendant longtemps votre vue et votre société, j’ai voulu vous envoyer cette fleur que les Allemands appellent vergiss mein nicht, vous priant non seulement de ne pas la mépriser à cause de sa très humble origine, mais de l’accepter du même cœur dont elle vous est envoyée par celui qui vous souhaite plusieurs fois mille bonnes nuits et qui restera jusqu’à la mort votre parent fidèle et dévoué.


Et la lettre est signée des initiales de G. A. enlacées à celles de E. B.

C’est la gaucherie du gant de fer qui cueille la marguerite. Mais cette galanterie laborieuse recouvre une probité sentimentale aussi profondément suédoise que l’inquiétude de Charles XII. L’homme du Nord n’a qu’une saison pour l’amour : c’est son avantage sur les hommes du Midi qui se gaspillent souvent à en prolonger et à en renouveler les expériences jusqu’aux limites de