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Nombre d’orthodoxes, ecclésiastiques ou laïques, membres du clergé blanc ou membres de clergé noir[1], en ont déjà le sentiment. Il n’échappe pas aux plus clairvoyans qu’une des choses qui ont fait la faiblesse de l’Eglise et le discrédit de sa hiérarchie, vis-à-vis du peuple et des sectaires du peuple, comme vis-à-vis des classes cultivées et de « l’intelligence, » c’est son défaut d’indépendance, sa servitude séculaire, ses complaisances volontaires ou contraintes envers le pouvoir et les agens du pouvoir. S’il est un pays où, selon un mot célèbre, le prêtre a trop souvent fait figure de « gendarme en soutane, » c’est manifestement la Russie. Et cela n’est bon ni pour le prêtre, ni pour l’Eglise, ni pour l’Etat. Est-on étonné qu’une Eglise, pourvue d’aussi grandes prérogatives, garde aussi peu d’ascendant sur le peuple, aussi peu d’influence, soit sur les masses incultes, soit sur les classes supérieures, c’est là, certainement, c’est dans la dépendance dont elle paye ses privilèges qu’il en faut chercher la raison. De nos jours surtout, à notre époque de critique sceptique et d’universelle suspicion, une Eglise ne saurait conserver d’ascendant qu’autant qu’elle est et qu’elle parait libre. Loin d’être rehaussée par ses prérogatives légales, son autorité morale est en raison inverse de l’autorité matérielle que prétend lui conférer le pouvoir civil. Quand le prêtre semble agir en vertu de la force publique, quand, pour parler au peuple, il s’adosse au trône et au code, en vain prétend-il se faire entendre, ou se faire obéir, au nom de Dieu. L’ingérence du temporel dans le spirituel finit toujours par les compromettre l’un et l’autre ; mais comme, entre eux, l’échange de services est forcément inégal, c’est le spirituel qui en pâtit le plus. Ainsi s’explique la situation morale faite à l’Eglise russe et à son clergé.

Si, malgré l’ignorance de leurs pasteurs, malgré l’illogisme de leurs conceptions théologiques, les sectes issues du Raskol ont triomphé de toutes les persécutions de l’Etat et de toutes les missions de l’Eglise officielle ; si, aujourd’hui encore, elles gardent une prise sur une grande partie du peuple, c’est que « la vieille foi, » issue d’un formalisme grossier, a représenté, en face des chapes d’or de l’Église d’Etat, la foi vivante et la liberté spirituelle. Aujourd’hui que, avec la liberté du culte, elles ont conquis la liberté matérielle, alors qu’elles achèvent de

  1. On sait que le clergé blanc est le clergé séculier, d’ordinaire marié, que le clergé noir est le clergé monastique d’où sortent les évêques.