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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/785

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L’ÉVOLUTION DES DÉPENSES PRIVÉES.

I

Les seigneurs de l’an 1500 ressemblaient beaucoup plus, dans leur manière de manger, aux Gaulois d’un siècle avant notre ère qu’aux Français de 1750. Les barbares qui, d’après la description du philosophe Posidonius, saisissaient les morceaux à pleines mains, mordaient à même ou les dépeçaient avec un petit couteau, dont la gaine pendait à leur ceinture, qui buvaient à la ronde dans un vase que les serviteurs faisaient circuler, n’eussent guère été gênés dans leurs habitudes, je ne dis pas à la table des simples sujets de Louis XII, où chacun tirait au plat et buvait à même le pot, mais à celle des personnes de distinction où, « selon la mode de France, » on faisait assiette et pinte communes, deux par deux, chacun « ayant une dame ou une pucelle à son écuelle. »

Grâce aux écuelles à oreilles, que chaque couple remplissait dans le bassin à potage, on évitait de prendre cuiller à cuiller dans la soupière, « à cause du dégoût que les convives pouvaient avoir les uns des autres. » Cette gamelle limitée n’empêche pas les « honnêtes gens, » jusqu’au milieu du xviie siècle, de mettre chacun son tour la main dans le plat, en observant toutefois d’attendre que les plus qualifiés l’y aient mise les premiers.

Puis il y avait la manière : La Bruyère, s’il eût vécu cinquante ans plus tôt, n’aurait pu blâmer Gnathon « de ne se servir à table que de ses mains ; » parce que la fourchette, usitée en 1690, ne l’était pas en 1640. Mais lorsque le moraliste dit de ce goinfre : « S’il enlève un ragoût de dessus un plat, il en répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe, on le suit à la trace, » le reproche aurait aussi bien été fait dès le xve siècle. De vieille date la civilité recommandait de prendre les alimens avec trois doigts. Si Tallemant fait grief à Séguier « de manger le plus malproprement du monde, de sorte que cela fait mal au cœur, » c’est parce que le chancelier « déchire les viandes et se lave les mains dans la sauce, » tandis qu’il n’était point élégant d’y plonger les phalanges trop avant.

« Corner l’eau » était, dans les châteaux forts, la façon d’annoncer le dîner. On « allait laver, » c’était la formule, avant comme après les repas. « Après, » on le devine, ce ne devait pas être un vain rite ; « avant, » c’était une garantie mutuelle de