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En tout cas, ce n’est pas la mystification, pompeusement qualifiée par l’histoire de « fonte des vaisselles d’argent du royaume, » qui pourrait nous renseigner à cet égard. Dès 1702 sous Chamillart, les orfèvres avaient protesté contre ce projet qui était dans l’air ; un ministre judicieux avait prévu que l’argent résisterait et se cacherait, si l’envoi à la Monnaie était obligatoire, et que, s’il était facultatif, les gens de Cour, seuls à s’exécuter de bonne grâce, mangeraient seuls dans la faïence pendant que Paris et la province conserveraient leurs assiettes d’argent. Quelques seigneurs cependant, ayant offert en 1709 leur vaisselle plate, le Roi s’imagina que leur exemple serait suivi par le pays tout entier ; il ne le fut que dans l’entourage immédiat du souverain et par un groupe infime.

À Versailles, « chacun n’osait ne pas offrir sa vaisselle, chacun y avait grand regret ; les uns la gardaient pour une dernière ressource, d’autres craignaient la malpropreté de l’étain et de la terre. » Suivant qu’ils obéissaient à l’un ou l’autre de ces sentimens, les personnages en vue envoyaient leur argenterie à la fonte ou cessaient simplement de s’en servir, la mettant dans un coffre pour la faire reparaître en un meilleur temps. De ceux-là fut Saint-Simon. « J’avoue, dit-il, que je fis l’arrière-garde ;… quand je me vis presque le seul de ma sorte mangeant dans de l’argent, j’en envoyai pour un millier de pistôles à la Monnaie et je fis serrer le reste. » La majorité des ducs fit de même ; sur une soixantaine qu’ils étaient en 1709, il ne s’en trouva pas plus de 15 à échanger du métal précieux contre la promesse illusoire du Roi « de leur en rendre la valeur quand ses affaires le lui permettraient. » Et parmi ces donateurs deux seulement, Boufflers et Beauvilliers, qui figurent sur l’état pour 400 et 300 kilogrammes, se dépouillèrent réellement de leur vaisselle. Les autres n’en sacrifièrent qu’une partie souvent la moindre : tel qui offre 30 kilogrammes, en possède alors cinq fois plus d’après un inventaire authentique.

Cette générosité n’était pas moins remarquable en face de la réserve des hommes de robe et de la quasi-abstention des gens d’église, dont la liste se compose de deux cardinaux, d’un archevêque et de trois abbés. Le total des dons s’éleva à 8 600 kilogrammes, fournis pour un tiers par la famille royale et les princes du sang, et pour le reste par 67 personnes. Un poids à peu près égal fut vendu à l’hôtel des Monnaies au prix courant