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L’ÉVOLUTION DES DÉPENSES PRIVÉES.

autre. Le législateur eût en vain nationalisé les usines et les outils, aboli la propriété individuelle, voire la monnaie, tout cela n’eût pas doté le prolétaire d’un seul kilo de cassonade supplémentaire, si la science et l’industrie n’eussent inventé le sucre de betterave et transformé la fabrication du sucre de canne.

Sous les noms de « sucre de Babylone » ou « de Damas, » de caffetino ou de sucre musqué, cette denrée précieuse se vendait en moyenne 30 francs le kilo du XIIIe au XVe siècle. Elle nous venait de Madère ou des îles de la Méditerranée, de Constantinople ou des Indes, par l’Egypte, après plusieurs transbordemens et maints détours ; le centre de la France se fournissait à Genève. Le sucre blanc pour les tartelettes, prodigalité que le poète Eustache Deschamps reproche aux femmes d’introduire dans les ménages, était un insigne d’opulence et, si l’on ne passait le « drageoir » d’argent qu’aux personnages les plus qualifiés, c’est que les dragées, à 30 ou 40 francs le kilo, suivant leur finesse, étaient une friandise assez précieuse. Il en allait de même du pignolat, du manuchinsti, de la pâte de roi et de tous les bonbons que nos épiciers prodiguent pour quelques sous aujourd’hui, dans les plus humbles hameaux, et que l’apothicaire dosait jadis solennellement pour quelques tables privilégiées.

Le pharmacien était, comme on sait, jusqu’au XVIIIe siècle, l’unique détaillant du sucre, l’une des meilleures branches de son commerce. L’on disait, en manière de proverbe, de celui à qui il manquait une chose essentielle, — tel un chancelier privé des sceaux, — qu’il ressemblait « à un apothicaire sans sucre. » Quoiqu’il eût baissé au XVIe siècle à 10 francs le kilo et, depuis l’exploitation des Antilles au XVIIe siècle, à 6 et 5 francs, prix auquel il se maintint jusqu’à la fin de l’ancien régime, le sucre, devenu dans la bourgeoisie aisée objet de dépense courante bien qu’onéreuse, demeurait inabordable pour les classes laborieuses : « Grâce à Dieu, écrivait un fonctionnaire de Louis XV, le peuple des campagnes ne tombe pas dans la mollesse ; le sucre reste chez le pharmacien, les plus riches fermiers en ont seuls quelque peu bien serré dans leur armoire. »

II existait entre la cassonade ou moscouade, généralement employée, et le sucre raffiné un grand écart de prix et peut-être de qualité. Soit que les sucres bruts d’autrefois titrassent moins de degrés, soit qu’on les traitât moins bien, toujours est-il que de