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mais un effort d’ensemble produit par un groupe constitué, qui doit rester inséparable, l’escadre. Une escadre forme un tout : elle représente la vraie unité tactique. Un de ses élémens importans est sa longueur totale, qui lui crée un désavantage. Il semble qu’une flotte actuellement n’abordera la lutte qu’en ligne de file, c’est-à-dire suivant une longue procession étalée sur des kilomètres. En arrivant à la portée extrême du tir, cette interminable ligne devra faire un crochet à angle droit, sur un côté, pour offrir son flanc à l’ennemi, et utiliser ainsi toute son artillerie. Pendant le temps de cette évolution, elle se présentera dans un ordre périlleux, suivant un angle, une de ses parties étant prise en enfilade par le feu ennemi et se masquant à soi-même son propre feu. C’est donc un moment critique : il importe de ne pas le prolonger. Mais sa durée dépend de l’étendue de la ligne. Déjà les cuirassés actuels, nous l’avons vu, dépassent 150 mètres de long. Ceux de demain, comme le Lion anglais, atteindront 200 et davantage ; et il n’est guère possible de les faire naviguer à moins de 350 à 400 mètres d’intervalle. Cela donne au total, et en pratique, sensiblement plus d’un demi-kilomètre par unité de ligne : or une flotte, une de celles qui porteraient la fortune des grandes puissances navales, peut se composer de 18 unités et s’allonger par conséquent sur une longueur de 10 kilomètres au minimum. Si l’on veut calculer le temps nécessaire à cet immense serpent pour s’infléchir de la tête à la queue, en venant tourner, unité par unité, au même point de la mer, il faut se rappeler qu’aux vitesses de navigation, entre 15 et 20 nœuds, le bateau ne couvre que de 30 à 35 kilomètres à l’heure. Il ne faudra pas moins de quinze à vingt minutes à l’armée navale pour changer de cap et prendre sa position de combat. Or, il semble bien que la phase décisive de la bataille, qui commencera dès qu’auront été atteintes les distances où le tir peut être réglé efficacement, ne durera guère plus d’un quart d’heure. Au bout de ce temps, l’un des adversaires aura décidément perdu la partie ; les dégâts causés dans ses rangs par les obus ennemis seront assez effroyables pour qu’il n’ait plus espoir d’échapper à l’anéantissement[1]. Déjà, sans doute, avant la fin de ce quart

  1. Si trois bâtimens parviennent à concentrer leur feu sur un même vaisseau ennemi, par exemple sur le vaisseau amiral, ce qui est conforme aux précédens historiques, et peuvent l’y maintenir en plein débit, s’ils l’attaquent ainsi avec trente pièces de 305 millimètres, en admettant seulement 33 pour 100 de touchés,