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encore, ces grandes montagnes qui, sur l’horizon du Sud, scintillent au soleil, c’est le repaire des tribus albanaises, ennemies séculaires du Serbe de la Tchernagora auquel elles disputent les plaines grasses et les plateaux aux pâturages parfumés. Serré entre ses deux voisins, l’Autrichien et le Turc, maîtres de la mer et des plaines, le Monténégrin n’a gardé que l’étage supérieur, la montagne. Un jour, avant la guerre de 1877, François-Joseph, voyageant en Dalmatie, reçut à Cattaro la visite du prince Nicolas. Les hauts sommets du Monténégro, qui couronnent les Bouches, brillaient de milliers de feux. « Mon frère demeure bien haut, dit l’Empereur émerveillé. — Les Turcs m’ont pris la terre, les Autrichiens la mer, il ne me reste que le ciel, » répondit le prince[1]. Le Monténégro est une forteresse de pierre, les Monténégrins en sont la garnison.

Seules, de grandes catastrophes peuvent obliger les hommes à se créer une patrie là où devraient régner sans partage l’aigle et le chamois. Ce fut l’invasion turque, victorieuse à Kossovo (1389), qui, disloquant l’Empire serbe de Douchan, isola les princes de la Zêta et les confina dans la Tchernagora. Ces premiers seigneurs du Monténégro appartenaient à la famille de Balsa ; leur nom ne nous arrêterait pas si les traditions ne faisaient d’eux les descendans de ces princes des Baux dont le manoir ruiné garde si fière allure au pays de Mireille ; ils avaient suivi en Sicile la fortune de Charles d’Anjou ; de là, ils passèrent en Epire, puis en Illyrie où ils se taillèrent un domaine à grands coups d’épée. On aime, en vérité, à se représenter ces gerfauts de Provence prenant leur vol vers l’Orient et installant leur couvée dans les nids d’aigle de la Montagne Noire. Ils n’y étaient pas dépaysés, ils y retrouvaient le même ciel méditerranéennes mêmes rochers fissurés, les mêmes sources jaillissantes, la même végétation maigre et aromatique. On voudrait savoir leur histoire pour ajouter une page à celles où Maurice Barrès a évoqué les âmes de ces hardis féodaux qui, à la même époque, essaimèrent des dynasties françaises sur le vieux sol de l’Hellade.

La famille des Balsa s’éteint en 1427, celle des Tsernovitch lui succède. En 1516, le dernier de cette lignée désigne comme héritier de son pouvoir temporel le métropolite qui exerçait déjà le pouvoir religieux. Depuis cette époque jusqu’à 1851, les

  1. Cité dans l’ouvrage du baron Jehan de Witte, Des Alpes bavaroises aux Balkans (Plon, 1903), p. 315.