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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/91

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LE MONTENEGRO ET SON PRINCE.

la riche plaine de Podgoritza avec une partie des rives du lac de Scutari ; la mer s’ouvrait à l’activité commerciale et à l’émigration des montagnards. Le prince Nicolas s’adonna résolument à sa tâche nouvelle ; il fallait habituer ses sujets au travail manuel, orienter leur énergie vers des formes nouvelles d’activité, coloniser les terres gagnées par la victoire ; on le vit prêcher d’exemple, forger sur la place publique, exhorter paternellement son peuple à ses nouveaux devoirs, l’initier à des méthodes plus perfectionnées de culture, donner des concessions aux plus méritans. Les races de bétail ont été patiemment améliorées ; de riches cultures de tabac, de maïs, de fruits, prospèrent dans les plaines. Podgoritza est devenue un centre agricole et commercial ; avec ses 4 000 habitans, elle est le plus gros bourg, le marché le plus important de la principauté. Un réseau de routes, commencé sur l’ordre du prince, atteint aujourd’hui les principaux centres ; la route autrichienne de Cattaro à la frontière a été continuée jusqu’à Cettigne et de là elle descend sur Rjeka, Vir-Bazar, Antivari et Dulcigno ; une autre gagne Podgoritza et Nikchitch. Une compagnie tchèque, subventionnée par l’État, a établi un service régulier d’automobiles de Cattaro à Cettigne et de Cettigne au lac de Scutari et à Podgoritza. Les Monténégrins, pressés par la faim, se sont mis tristement à travailler aux routes, et c’est pitié de voir ces beaux hommes, dans leur uniforme maculé et poudreux, casser, pour un intime salaire, les pierres du chemin ; je pensais, en les regardant, à ces oiseaux de proie captifs qui traînent dans la poussière leurs ailes paralysées et leur plumage souillé. Les fils des héros des vieilles pesmas vivent en pleine prose, parmi les plus dures réalités.

Il en est qui, plus hardis, s’expatrient. J’en ai vu des centaines travaillant au nouveau port de Trieste. Beaucoup, chaque année, s’en vont jusqu’en Australie, jusqu’en Amérique, au pays des salaires fabuleux où les revenus d’un seul riche dépassent ceux de toute la principauté monténégrine. Ils sont pris dans l’engrenage impitoyable de la grande industrie qui les enrichit, mais qui use la force de leurs muscles et brise le ressort de leurs volontés ; revenus au pays avec des économies qui, pour eux, constituent une fortune, souvent ils sont, pour le reste de leur vie, incapables d’un effort. Ces exilés volontaires donnèrent, l’année dernière, un touchant exemple de patriotisme ; après l’annexion de la Bosnie, quand les journaux parlèrent d’une