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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/950

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Comme Lucile a environ quinze ans, un très grand malheur la menace. Son père, Destève, qui a quarante ans… vous vous en doutiez. Son excuse, c’est que cela arrive à tous les veufs de cet âge, et aussi elle est que Mlle Satran est bien séduisante. Elle a vingt-cinq ans, les plus beaux yeux du monde et elle y met quelque chose ; et elle a une voix magnifique et elle y met quelque chose aussi ; car elle est cantatrice très remarquable ; et enfin elle aime Destève et, sans le lui dire, elle ne le lui envoie pas dire non plus ; le moindre geste d’elle le lui fait savoir. Destève est très pris. Il est bien près de se laisser aller. Après tout, lui aussi, il a le droit de vivre, comme il est crié dans deux cent cinquante-sept pièces du théâtre contemporain. Lutte contre lui-même. Le Destève qui a le droit de vivre s’insurge contre le Destève qui a le sens du devoir et qui se dit que, s’il se remarie, l’éducation de sa fille est compromise juste au moment le plus délicat et le plus grave. C’est ce dernier Destève qui l’emporte. Destève continuera à protéger, à éclairer et à agrandir l’âme de sa fille. C’est un ordre qu’une tombe chérie lui donne, qu’il entend et auquel il sent qu’il ne peut pas désobéir.

Les années passent. Destève a un gros ennui. On veut le déraciner. Professeur à la Faculté des lettres de Toulouse, on veut l’envoyer à Caen. — Voilà qui est bien dur, dit sa fille à M. le Recteur. Mon père tient à ce sol par toutes ses fibres ; il périra de langueur en Normandie.

— Cela, dit M. le Recteur, est une de ces choses qui ne peuvent pas figurer dans un rapport.

— Mais si mon père a quelque valeur comme professeur, c’est qu’il est l’homme d’un pays et qu’il professe dans ce pays ; c’est que Languedocien, il sait parler à des Languedociens ; c’est qu’il sait juste ce qu’il faut toucher chez eux, à quelle porte il faut frapper et par où l’on entre dans leur esprit ; à Caen, il sera quelconque.

— Je ne sais pas si vous avez raison, répond le Recteur ; mais enfin cela peut figurer dans un rapport.

Destève est maintenu à son poste.

Lucile a maintenant vingt ans ; sa bonté, sa charité, son goût des choses nobles n’ont fait qu’augmenter. Je me demande, — car je l’aime, — ce que, moi, j’en ferai. Avant tout, une épouse et une mère. Elle a tout ce qu’il faut pour être admirablement l’une et l’autre. À défaut de cela, un professeur ou un docteur en médecine. Elle se plaît à avoir de l’influence sur les enfans et elle est passionnée à soigner les malheureux. Mais Lucile n’a pas le goût du mariage, ou elle n’a trouvé personne qui lui plût pour cela. De plus, le veuvage affreusement triste, puis