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sentimens qui le rendirent possible. Car le grand miracle, celui qu’aujourd’hui encore nous comprenons difficilement et qui nous intéresse plus que le récit des batailles, c’est le revirement subit et total d’une nation qui venait de ruiner furieusement tous les abris séculaires, c’est l’abdication enthousiaste de la liberté entre les mains d’un petit officier corse, l’acclamation du nouveau César cinq ans à peine après les dernières saturnales révolutionnaires, prolongées dans l’anarchie du Directoire. Ségur nous donne le mot de l’irritante énigme en nous livrant son propre secret. Je me suis étendu largement, on me le pardonnera, sur la jeunesse du soldat-écrivain, sur sa préparation mentale, sur l’instant décisif où son âme fut soudainement renouvelée, sa vie fixée dans une direction contre laquelle il eût protesté la veille. J’y ai insisté, parce qu’il m’apparaît à cet instant comme un symbole, parfaitement représentatif de la nation comme lui métamorphosée, ravie et jetée d’un seul élan, par les forces ancestrales, aux pieds de son ravisseur. Nous surprenons dans ce cœur le changement de tous les cœurs.

Sur l’Empereur lui-même, Ségur nous renseigne mieux et plus complètement que tous les autres témoins. Rapproché de lui, dans une place d’où il pouvait tout voir, il l’observe pendant quinze ans, d’un regard sympathique, mais lucide ; il nous permet de tâter à chaque moment, si je peux dire, les pulsations du génie, tantôt accélérées, tantôt plus rares, jusqu’au jour où le bon serviteur en constate avec chagrin l’affaiblissement progressif chez le maître. Pour ceux qui demandent avant tout à l’histoire d’être une science psychologique, révélatrice du mystère des foules et de l’âme des grands hommes, les Mémoires du général sont un incomparable instrument de connaissance.

J’espère et je crois savoir que la « Collection Nelson » en tirera plus tard un autre volume, où seront groupés les chapitres les plus intéressans. Elle débute aujourd’hui en offrant au public international la partie capitale, publiée en France dès 1824, devenue aussitôt classique pour nos pères : cette Histoire de Napoléon et de la Grande Armée en 1812 qui forma d’abord un livre distinct. 1812 ! La retraite de Russie ! C’est le point culminant et tragique de l’épopée, l’immortel effroi des imaginations, attirées et révoltées par l’héroïque folie, transportées d’admiration devant le sublime du courage militaire, saisies d’horreur devant le spectacle de souffrances et de misères auxquelles