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du côté de l’étranger. Des idées nouvelles s’infiltraient dans les esprits. En même temps que du naturalisme, on s’affranchissait du culte superstitieux de la science. La préoccupation morale et religieuse semblait renaître dans les âmes. D’autre part, un souci croissant des humbles s’emparait d’un grand nombre de cœurs. Idéalisme, symbolisme, ces mots, dont on avait désappris le sens, devenaient ou redevenaient à la mode. Le Roman russe a donné un corps à toutes ces tendances : en même temps qu’il les exprimait, il leur apportait un encouragement et un aliment, et non pas seulement des théories, mais des exemples. On voulut connaître directement ce réalisme idéaliste dont la vertu rajeunissante nous était si éloquemment vantée. On se jeta avec passion sur les livres russes ; on les traduisit avec une indiscrétion contre laquelle, ici même, E.-M. de Vogüé fut le premier à protester. Les trois volumes de la traduction française de Guerre et Paix qui, jusqu’alors, moisissaient dans les sous-sols d’un grand éditeur parisien, devinrent subitement, après l’article sur Tolstoï, l’un des plus éclatans succès de librairie de la fin du siècle dernier. À ce contact, l’âme française perdit un peu de la sécheresse ironique ou « marmoréenne » que les théoriciens de l’impassibilité lui avaient comme inoculée ; elle s’attendrit ; elle osa ne plus s’interdire la chaleur de l’émotion ou de la pitié. « L’homme sensible, » comme au temps de Rousseau, faillit renaître. Il n’y a que les grands livres pour déterminer dans les esprits des changemens de cette nature : je ne sais si, depuis la Vie de Jésus, par les conséquences littéraires et morales qu’il a entraînées, aucun livre avait aussi fortement agi que le Roman russe sur le mouvement des idées de notre temps.


En analysant et en appréciant le roman russe, on peut dire, sans exagérer, que M. de Vogüé s’ajoute lui-même aux Gogol, aux Tourguénef, aux Tolstoï, aux Dostoïevsky, ne leur rend pas moins de son propre fonds qu’ils ne lui ont prêté, dégage leur pensée des voiles ou des brouillards dont elle aime à s’envelopper, et, en leur faisant leur place dans l’histoire de la pensée contemporaine, y marque avec eux profondément la sienne. M. de Vogüé se montre, dans ce livre, toujours égal à son sujet, souvent supérieur, et ce sujet, pour bien des raisons, était l’un des plus vastes, presque le plus neuf, l’un des plus complexes et des plus difficiles que pût choisir l’ambition d’un critique et d’un historien philosophe[1].

  1. Revue des Deux Mondes du 1er juin 1886 (Bulletin bibliographique).