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Ecrire ces lignes l’année même où M. Paul Bourget publiait le Disciple, — ce livre dont nous essaierons de dire prochainement la profonde signification historique, — et Edouard Rod, le Sens de la vie, où l’on applaudissait au Salon les Bretonnes au Pardon, de M. Dagnan-Bouveret, où l’Angélus de Millet, dans une vente, « soulevait des transports d’enthousiasme, » c’était faire noblement écho aux préoccupations contemporaines, et celui qui les avait écrites avait le droit de « se sentir en communion avec toutes les fibres françaises[1]. »

Il l’était si bien, et on le sentait si vivement autour de lui, que l’autorité lui venait de toutes parts. Le retentissant succès du Roman russe lui avait ouvert à quarante ans l’Académie française ; la jeunesse, à laquelle il adressait, le 1er janvier 1890, un émouvant appel[2], l’acclamait, le saluait comme un maître ; les étudians de l’Université de Paris le choisissaient pour présider un de leurs banquets, et, en présence d’un Jules Ferry, il osait leur parler de l’au-delà et de la grâce : « Nous ne diminuerons pas, disait-il, la valeur de nos méthodes scientifiques en constatant ce fait d’expérience, qu’elles ne peuvent rien pour la découverte d’une vérité sans le bonheur de l’intuition. Ici, ajoutait-il, j’aimerais me servir d’un vieux mot et dire : sans le secours d’une grâce[3]... » Et il se faisait applaudir. C’était le moment où l’on ne rêvait que d’union politique et sociale, d’action morale, de réconciliation religieuse, de « néo-christianisme » enfin. C’était le moment où les cigognes annonciatrices d’une ère nouvelle et porteuses du vert rameau d’olivier, frôlaient les tours de Notre-Dame, en attendant que l’une d’elles allât s’abattre dans les fiers bureaux de l’Action. Illusions sans doute, qu’E.-M. de Vogüé a partagées avec beaucoup d’autres, mais illusions généreuses, et qui valent bien celles dont on s’est bercé depuis.

Quand d’ailleurs elles n’auraient pas eu d’autre résultat, on ne saurait nier qu’elles n’aient eu d’heureuses conséquences littéraires. La générosité ne crée pas le talent, mais elle l’élargît,

  1. Remarques, p. 238.
  2. A ceux qui ont vingt ans, Préface des Regards historiques et littéraires.
  3. L’Université de Paris, mai 1890, p. 82. — Jules Ferry, ce même soir, prononçait un discours poliment contradictoire, où il déclarait : « La solution du problème que j’appellerai le problème du bonheur, n’est pas dans la foi ; plus nous allons et plus nous avons besoin d’une foi démontrable..., » et où il faut relever cette perle : « Il y a longtemps que ce commode oreiller dont parle Montaigne, l’oreiller de la foi, sur lequel des générations entières, des siècles entiers s’étaient endormis, ne nous suffit plus... »