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connaître cette pièce, ainsi que les autres œuvres de Corneille. Ces œuvres sont-elles toutes égales à celle-là ?

— Ne sais-tu pas que personne ne peut jamais être tout à fait égal à soi-même, ni, non plus, tout à fait inégal ? Les compatriotes de Corneille l’ont appelé « le Grand ; » aujourd’hui, quelques-uns d’entre eux, si je ne me trompe, lui ont contesté ce titre d’honneur. Quel nom il mérite, en tant que poète, c’est ce que je n’ose point décider ; j’admire ce qui est au-dessus de moi, je ne le juge point. Mais à coup sûr, du moins, cet homme avait un grand cœur. Une indépendance intérieure très profonde forme la base de tous ses caractères ; et toujours le sujet favori de ses peintures est la force de l’âme dans toutes les situations. Je veux bien que ces sentimens revêtent parfois l’allure excessive d’une rodomontade dans ses premières pièces, et, dans les dernières, se trouvent parfois desséchés jusqu’à la dureté : mais sous tout cela n’en persiste pas moins toujours une âme noble, dont les expressions nous sont bienfaisantes.

— Penses-tu donc que l’on puisse deviner avec certitude, d’après l’œuvre d’un homme, le caractère de cet homme lui-même ? Sur les planches, chacun peut à loisir prêter à ses princes des sentimens et des actes pleins de grandeur morale !

— Eh ! bien, non, c’est ce qui te trompe ! Ni sur la scène ni ailleurs, personne ne peut déployer une grandeur véritable s’il n’en possède pas le principe en soi. Un écrivain dont l’âme est petite et mesquine, lorsqu’il traitera des sujets élevés, toujours s’en ira chercher la grandeur là où elle n’est point ; fatalement, nous le verrons exagérer et devenir emphatique, et faire de telle sorte que personne ne lui en sait gré ; tandis que, au contraire, l’homme vraiment noble se conquerra toujours le succès et l’admiration... Certes, celui qui possède par nature une notion élevée des passions humaines, et à qui la nature a accordé, en outre, le don de poésie, lui permettant d’animer de vie la peinture qu’il fait de ces passions, celui-là conservera, à travers les siècles, le privilège d’émouvoir l’âme humaine et de la ravir !


Telles sont, en résumé, ces deux premières parties du Proto-Meister, les seules que nous puissions connaître jusqu’à présent. Les quatre « livres » suivans ont-ils le même caractère de confidence autobiographique, et sont-ils également supérieurs à la version définitive aussi bien en précision vivante qu’en simplicité et clarté de composition ? C’est, naturellement, ce qu’il nous est tout à fait impossible de savoir, jusqu’au jour où l’ensemble du manuscrit zurichois nous sera révélé. Mais il se peut fort bien que l’auteur, dans sa rédaction de 1749, ait complètement modifié le sens et la portée générale de son œuvre, ce qui justifierait, en fin de compte, la suppression même de maints passages comme ceux que je viens de citer. Car on se rappelle que, beaucoup plus tard, le vieux Gœthe a donné une explication très haute et très belle de l’objet qu’il affirme avoir poursuivi