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Salomé, non seulement les notes, mais les harmonies, mais les instrumens, sont poussés jusque-là. Ailleurs, le Mémorial de la musique recommande aux musiciens du Céleste-Empire « la rapidité sans désordre et l’abondance sans excès. » Tout, en ce traité, parle d’un art modéré, tempéré, ne craignant rien tant que l’abus. Et je goûte particulièrement une page où le commentateur, étudiant la musique du luth chinois, en vante la suavité. « Ce n’est jamais par la force qu’elle s’impose ; pareille à l’épouse selon la sagesse et les rites, elle doit sa beauté, sa puissance, à sa douceur. Elle est sœur du silence ; elle ne paraît que s’il l’accompagne et ce n’est pas là un de ses moindres bienfaits. » Ce n’est pas non plus un des moindres défauts, ou plutôt des moindres excès de la musique de Salomé, d’ignorer cette fraternité bienfaisante. Oh ! le dangereux privilège, que possède un tel orchestre, de pouvoir ne se taire jamais. Au moins, quand le drame lyrique était encore vocal, la nécessité de laisser respirer les chanteurs nous permettait, à nous aussi, de respirer et de nous reprendre. Aujourd’hui l’infatigable, impitoyable orchestre nous entraîne, haletans, et nous épuise. Pas une pause, pas même un soupir. De « ces espaces infinis » qu’est l’opéra moderne, c’est le bruit, et le bruit continu, qui désormais épouvante. Nous y voudrions, ne fussent-elles que d’un moment, quelques stations taciturnes, et nous rêvons, en vain jusqu’ici, d’une musique un peu « sœur du silence. »

Et puis (au moment de conclure il faut y revenir) la musique de M. Strauss est tout de même la compagne d’une trop malsaine et répugnante poésie. Nous regrettons à présent d’avoir, le mois dernier, écrit que le livret d’un opéra n’importe guère. Non seulement on ne peut, mais on ne doit pas tout mettre en musique. Il n’est pas extrêmement agréable de voir maîtresses de la scène, pendant une heure trois quarts, l’impiété, la luxure et la folie. On admire Hérodiade de prendre des choses pareilles avec tranquillité. Immobile et le plus souvent muette, savourant peut-être en secret sa vengeance, elle se borne à s’éventer en souriant. Elle a tout le temps l’air de nous dire : « Je sais bien que mon mari est un dément et ma fille une enragée. Mais que voulez-vous ? Je n’y peux rien. » Le fait est que lui semble sorti de Charenton, et qu’elle a l’air d’une échappée de la Salpêtrière. Les scènes entre l’un et l’autre évoquent l’idée de je ne sais quel Guignol érotique et macabre. Quant aux déclarations de la princesse au précurseur, d’abord à lui tout entier, puis à sa tête seule, elles sont plus folles et plus révoltantes encore. L’unique parole raisonnable de toute la pièce : « Tuez cette femme ! » a le tort d’en être