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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/73

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Mais, hélas ! pour peu de temps : car une nouvelle dissolution commence. La civilisation urbaine et cosmopolite, qui avait rattaché les unes aux autres les diverses parties de cet Empire si disparate, recommence d’agir, au cours du troisième siècle, comme une force dissolvante qui rejette dans le chaos ce monde brillant qu’elle en avait tiré. Peu à peu, avec l’accroissement spontané des villes et de leur luxe, ce que consomme la civilisation urbaine dépasse la fécondité des campagnes ; et, dès lors, celles-ci se dépeuplent et se stérilisent, épuisées par les villes qui en absorbent la population et la richesse. Quelle force humaine chassera jamais des villes les populations rurales qui sont venues s’y établir, après que ces populations ont goûté aux commodités, aux plaisirs et aux vices d’une civilisation raffinée ?

Désormais, l’Empire est dévoré tout vivant par ces villes qui pullulent sur son corps énorme. Pour nourrir les populations qui s’y entassent, pour les amuser et pour les vêtir, les campagnes sont désolées par un terrible régime fiscal, l’agriculture est ruinée, les arts essentiels se meurent, les finances s’effondrent, l’administration se détraque ; et bientôt le jour viendra où, dans l’Empire, par une monstrueuse interversion des rapports naturels des choses, se multiplieront à l’infini les artisans du plaisir et du luxe, tandis qu’il n’y aura plus de paysans pour labourer les champs, plus de fourniers pour cuire le pain, plus de marins pour sillonner les mers, plus de soldats pour défendre les frontières. C’est le commencement d’une effroyable dissolution sociale, dont l’histoire n’est pas encore écrite, et au milieu de laquelle sévit une des plus redoutables perturbations morales que l’esprit humain ait jamais eu à subir : car le mysticisme, le cosmopolitisme, l’antimilitarisme, le conflit qui met aux prises, d’une part, les vieilles classes instruites et l’ancienne culture gréco-romaine, d’autre part, les nouvelles doctrines religieuses en voie de formation et spécialement le christianisme, détruisent la substance vitale de la civilisation antique. L’Empire se défend avec la fureur du désespoir, mais sans succès. L’Orient et l’Occident se séparent, et l’Occident, abandonné à lui-même, s’abîme ; la plus grande d’entre les œuvres de Rome, cet Empire qu’elle a fondé en Europe, couvre maintenant de ses ruines l’immense territoire qui confine au Rhin et au Danube : ruines énormes de monumens abattus, de peuples redevenus