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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/739

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souvent à deux heures après mynuit et levé à six heures du matin, jamais oyseulx qu’il ne s’occupast ou en estudes de livres ou de tirer de l’arc pour s’exercer en quelque ébastement honneste, ou au conseil de haultes choses, quand le cas requéroit[1] » ; se faisant lire, à haute voix, les vieilles histoires, la Chevalerie Ogier de Danemark, Renaud de Montauban, Huon de Bordeaux, les Conquêtes Charlemaigne, et, surtout, les prouesses des anciens, l’Alexandre, l’Histoire romaine jusqu’à César, les Faits des Romains, le Romuléon, ces lectures alternent, pour lui, avec d’autres plus ragaillardissantes, le Romant du Renard, le Décaméron de Boccace ; c’est autour de lui que se content les récits recueillis dans les Cent nouvelles Nouvelles ; c’est pour lui que composent ces chroniqueurs incomparables, la gloire de la littérature bourguignonne, Pierre de Fenin, Pierre Cochon, Monstrelet, Lefèvre de Saint-Remy, l’écrivain dit « le Bourgeois de Paris, » G. Chastellain, Wavrin, O. de La Marche, Molinet ; c’est pour lui qu’enluminent et peignent les maîtres des Flandres, les Hubert et Jean van Eyck[2], Roger van der Veyden, le maître de Flemalle, Thierry Bouts ; c’est pour lui que sculptent les « tailleurs d’imaiges » de la Chartreuse de Dijon : après la mort de Claus Sluter, ses élèves, Claus de Werve, Jean de la Huerta, Le Moiturier ; c’est pour lui qu’écrivent des armées de scribes et de copistes, parmi lesquels des Memling, des Jean de Bruges, des Simon Marmion ; c’est à sa voix enfin que s’exalte le luxe le plus féerique et le plus insolent qui fut jamais, dans les tournois, dans les fêtes, dans les « vœux du faisan, » dans les solennités de la Toison d’Or, où la politique se joue parmi les prières et où sont rapprochés, en une invocation équivoque, la Bible et Ovide, Gédéon et Jason, la maîtresse aux fauves parures et la princesse lointaine qui a traversé les mers pour devenir sa femme, Isabeau de Portugal.

Sur le territoire artificiellement construit, qui s’étend des polders de Hollande aux vignobles de Bourgogne, une histoire autre que celle qui fut s’essayait, une histoire plantureuse et grasse, pleine de génie et d’initiative, luxuriante et luxurieuse, une histoire de tisserands, de drapiers et de tapissiers, avec une littérature de prosateurs, de conteurs et de chroniqueurs, sans

  1. Ibid. (p. 483).
  2. Le Triomphe de l’Agneau est exposé à Saint-Bavon en 1432, l’année qui suit la mort de Jeanne d’Arc.