Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/844

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous douter, et que, dans ce cas, je dois vous apprendre : c’est que, moi aussi, madame, je suis un homme d’un grand talent : tenez-vous-le donc pour dit, je vous prie, et traitez-moi en conséquence. — Vous croyez donc que je le jouerai mal, votre rôle ? — Je sais que vous le jouerez admirablement bien, madame ; mais je sais aussi que, depuis le commencement des répétitions, vous êtes fort impolie envers moi ; ce qui est indigne à la fois, et de Mlle Mars, et de M. Victor Hugo. — Oh ! murmura Mlle Mars en mordant ses lèvres pâles, vous mériteriez bien que je vous le rendisse, votre rôle ! » Hugo tendit la main : « Je suis prêt à le recevoir, madame. — Et si je ne le joue pas, qui le jouera ? — Oh ! mon Dieu, madame ! la première personne venue… Tenez, par exemple, Mlle Despréaux. Elle n’aura pas votre talent, sans doute ; mais elle est jeune et jolie ; sur trois conditions que le rôle exige, elle en réunit deux ; puis, en outre, elle aura pour moi ce que je vous reproche, à vous, de ne pas avoir, c’est-à-dire la considération que je mérite. » Et Hugo restait, le bras tendu et la main ouverte… « De sorte que vous me redemandez positivement, officiellement, votre rôle ? — Officiellement, positivement, je vous redemande mon rôle. — Eh bien ! moi, je le garde, votre rôle. Je le jouerai, et comme personne ne le jouerait à Paris, je vous en réponds ! — Soit, gardez le rôle ; mais n’oubliez pas ce que je vous ai dit à l’endroit des égards que se doivent entre eux des gens de notre mérite. » Et Hugo salua Mlle Mars, la laissant tout ébouriffée de cette haute dignité à laquelle ne l’avaient point habituée les auteurs de l’Empire, prosternés devant son talent, et surtout arrêtés par cette certitude que leurs pièces ne feraient pas un sou sans elle. A partir de ce jour, Mlle Mars fut froide, mais polie, envers Hugo, et, comme elle l’avait promis, le soir de la première représentation, elle joua admirablement le rôle.

Mme Victor Hugo ajoute un épilogue. Le jour de la première, avant le cinquième acte, Victor Hugo va trouver dans sa loge Mlle Mars, qui, d’abord, fait semblant de ne pas le voir, continue de quereller son habilleuse, s’étonne aigrement qu’on ne l’ait pas applaudie à son entrée. Elle joue le cinquième acte : pluie de bouquets, acclamations. Hugo retourne auprès de la grande actrice, sa loge était encombrée, elle était radieuse, proclamait son rôle superbe. « Eh bien ! dit-elle à l’auteur, vous n’embrassez pas votre dona Sol ! » Et elle lui tendit sa joue. Les choses se