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mon salut, il semblait que je le connaissais ; dans l’autre moitié, je ne le connaissais plus ; c’était oui, c’était non, et tous les deux manques. »

Cette scène, je ne fais que l’indiquer, Marivaux n’est pas homme à la lâcher si vite. Il s’y promène à petits pas, et chemin faisant nous fait faire dix fois le tour du cœur de Marianne. Et cette promenade ne nous déplaît pas, tant le cicérone est agréable. Je parlais, à propos de Rousseau, des petits bonheurs, et je disais que c’était lui qui les avait inventés. La gloire de Marivaux est d’avoir découvert les petits chagrins, ces petits chagrins qui, pour une sensitive, sont des malheurs. Pauvre Marianne ! que deviendra-t-elle si le sort la condamne à demeurer toute sa vie dans la boutique de Mme Du tour, en présence de son éternelle Toinon ? Pour les sensitives déclassées, il n’est que deux alternatives. Ou bien à force de souffrir, leur sensibilité s’émousse, leur fibre s’endurcit, elles cessent de sentir, car elles cessent d’être elles-mêmes. Adieu cette délicatesse, adieu la foule de petites perceptions qui en faisaient des êtres à part, et les plaçaient au-dessus du commun ! Elles dérogent, elles perdent leur rang, leur dignité, elles se vulgarisent et s’éteignent ; à moins, autre alternative non moins pénible pour elles, à moins que le désespoir ne les prenne et ne les tue, car dans certaines situations, comme l’a dit Chamfort, il faut à tout prix que le cœur se brise ou se bronze.

Mais rassurons-nous. Marianne arrivera à reprendre sa place à la société. La sensitive déclassée entrera enfin dans l’eldorado de ses rêves, dans le monde après lequel elle soupire. Quel est ce monde ? Ah ! ce n’est pas celui où se plaît à vivre la sensibilité tragique. Aux Saint-Preux il faut les solitudes des Alpes, les réduits sauvages et déserts, pleins de ces sortes de beautés qui ne plaisent qu’aux âmes sensibles et paraissent terribles aux autres ; des torrens charriant avec bruit du limon et des cailloux, des rochers inaccessibles, de noires sapinières C’est là que les Saint-Preux se sentent chez eux, qu’ils aiment à rêver, seuls avec eux-mêmes ; qu’ils écoutent avec joie le cri de l’épervier et du corbeau funèbre, cri dans lequel ils reconnaissent celui de leur désespoir ; c’est là qu’ils se disent, plongeant le regard dans un abîme, que leur cœur est plus profond encore et plus sombre, ou qu’ils retrouvent, dans les Ilots agités du lac qu’ils contemplent, l’image du tumulte de leurs pensées