Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 58.djvu/341

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au ras des épaules. Elle est toujours détachée d’un seul coup, donné d’une seule main avec le grand couteau du pays, véritable couperet dont la courbe savante ajoute au poids de la lame élargie et alourdie par le bout. Bien manier le koukhri est un sport. Plusieurs fois, par coquetterie, l’officier sacrificateur fait montre d’une habileté remarquable en remplaçant le koukhri par le sabre. C’est beaucoup plus difficile, car il faut que l’épée tombe juste au point de section, sinon elle tourne ; mais ses coups ont toujours réussi. On jette les têtes en tas et les corps sont écartés pour faire place ; un autre animal est amené et le tout se fait avec une rapidité surprenante. Autrefois le commandant en chef devait tremper ses mains dans le sang répandu et les appliquer sur les deux faces des drapeaux ; on lui apporte maintenant une coupe dans laquelle le tchandan, poudre rouge qui sert à faire les signes rituels sur le visage, a été délayé ; il y trempe ses mains et, les joignant d’un coup sec, les imprime sur les drapeaux. La tuerie ayant commencé à six heures du matin, on devine devant quelle mare de sang se trouvèrent ces messieurs qui vinrent assister à la cérémonie entre neuf et dix heures.

Toute cette viande est distribuée au peuple. Dans l’après-midi, je vois partout dans les rues ces animaux décapités qu’on traîne vers les demeures et qui laissent derrière eux un sillage de sang. Ici, c’est un buffalo qu’on fait rôtir tout entier. Là, le dépeçage des bêtes a lieu en plein air. Ces viandes coupées en minces tranches sécheront contre les maisons et sur des nattes étendues par terre. Près du palais du Kott, se dresse l’image de Bhaïrab, le dieu de la guerre et de la mort, l’époux de Kâli, la déesse féroce, aux multiples mains l’un et l’autre. Dans l’une, il porte un trident, le trisoul, dans une autre, un faisceau de têtes de morts. Le soleil et la lune, qui, avec les pieds du Bouddha, figurent dans les armes de Katmandou, sont placés à ses côtés. Sa statue est entièrement barbouillée de sang et de minium et le poteau d’attache planté devant elle pour les sacrifices en porte encore la trace. Cette énorme et monstrueuse effigie, baignant dans une odeur de sang qui flotte sur toute la ville, donne comme une hantise de tuerie et de sauvagerie.

Une foule énorme se presse dans Katmandou, des figures nouvelles s’y mêlent, venues de loin ; les gens de la montagne sont descendus ; je reconnais bien vite des Lepchas et des