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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 58.djvu/643

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farine de maïs pour faire des gâteaux, toutes les variétés de viande, tous les légumes et tous les fruits de la terre, le vin rouge qui donne des forces et le pique-poul[1] qui fait chanter. Et quand, les géans étant morts jusqu’au dernier, les eaux se retirèrent, les souffrances des hommes prirent fin, mais les traces en sont toujours visibles. C’est pour cela que les Landais sont restés maigres et échassiers, les Quercinois petits et chercheurs de truffes, que les Pyrénéens ont des goitres, tandis que les Gascons, n’ayant pas souffert, sont forts, lestes, agréables de figure, alertes d’esprit et de langage, capables de toutes les entreprises et de tous les exploits. »

Longtemps après les géans, à la fin du XVIIIe siècle, lorsque le grand intendant d’Etigny voulut sillonner la Gascogne par des routes et la mettre en communication avec les provinces voisines, les « bourgeois et manans de la Généralité d’Auch » s’émurent et lui écrivirent une lettre pour le détourner d’un si funeste projet : « Nous avons, lui dirent-ils en substance, tout ce qu’il faut pour bion vivre ; nos voisins viendront nous prendre ce qui leur manque, et nous n’avons aucun besoin de ce qu’ils peuvent nous offrir. »

Mais depuis vingt-cinq ans une profonde évolution morale s’est produite. La race se détache de celle terre qu’elle a tant aimée. Ebranlée sur toutes les racines qui l’y fixaient, elle s’en détourne ; elle est prête à la renier, à l’abandonner ; elle met ailleurs ses ambitions et ses rêves. Le vieux charme de la terre gasconne est rompu, et, si l’histoire des géans leur était contée, les jeunes n’y prendraient pas le plaisir extrême qui revissait lame de leurs devanciers.

Ce phénomène curieux et grave est lié chez les bourgeois à des faits d’ordre purement économique ; il tient à des causes plus complexes et plus délicates chez les paysans. L’étudier chez les uns et chez les autres, chez les paysans surtout par l’analyse de leur hygiène physique et morale, tirer de cette analyse des raisons d’espérer et d’agir, dire enfin avec liberté et sincérité notre avis sur ce qui pourrait et devrait être fait, tel est l’objet que nous nous proposons. Et, encore que le sujet touche à des points divers, c’est au demeurant une sorte de tableau clinique d’un petit coin moral de la France que nous allons présenter.

  1. Vin blanc avec lequel on fait l’eau-de-vie d’Armagnac.