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souple et pénétrant esprit que de vouloir systématiser ses idées ; mais c’est lui rendre justice que de signaler l’intime unité de ses vues, et d’en marquer l’orientation générale.

Joubert est avant tout un idéaliste. Nourri de Platon, auquel il a voué le plus fervent des cultes, convaincu que « toute belle philosophie ressemble » à la sienne, il estime comme son maître-que « la matière est une apparence, » et que la véritable réalité, la seule qui compte, la seule même qui existe, est esprit. Son effort consistera donc, par-delà les apparences sensibles et trompeuses, à rechercher, à deviner, à exprimer la réalité profonde et immuable dont elles sont le grossier symbole. Pour qu’un tel effort ne soit pas vain, et pour qu’on ne puisse pas être justement accusé de bâtir dans les nuages, il faut de toute : nécessité étudier, observer longuement la réalité commune et sensible, afin d’y démêler l’âme de spiritualité qu’elle renferme. Il me semble, quoi qu’on en ait dit quelquefois, que Joubert s’est assez bien conformé à cette obligation primordiale : son recueil n’est pas d’un homme qui ignore l’homme, et qui se fasse sur notre espèce beaucoup d’illusions. Je crois bien que, tout comme un autre, il est descendu


Dans le fond désolé du gouffre intérieur,


et que les bas-fonds de la nature humaine ne lui sont pas inconnus. « Il entre dans toute espèce de débauche, beaucoup de froideur d’âme ; elle est un abus réfléchi et volontaire du plaisir. » Cette pensée n’est ni d’un naïf, ni d’un prude ! et cette autre, non plus, qui fait songer à Vigny et à Schopenhauer : « La haine entre les deux sexes ne s’éteint guère. » Seulement, si Joubert voit bien l’homme tel qu’il est, il est vrai qu’il aime mieux le voir tel qu’il doit être ; s’il a bien pénétré dans l’arrière-fond ténébreux et fangeux du cœur humain, il est certain qu’il ne s’y attarde pas. « Je reprends ma joie et mes ailes, et je vole à d’autres clartés. » Ce mot de lui le peint tout entier. Il n’estimait pas, — et avec raison, — que ce fût l’œuvre d’un vrai moraliste de montrer à l’homme toute sa misère, sans lui donner en même temps le sentiment de sa grandeur. « Il ne faut, disait-il, s’occuper des maux et des malheurs du monde que pour les soulager : se borner à les contempler et à les déplorer, c’est les aigrir en pure perte. Quiconque les couve des yeux en fait éclore des tempêtes. » Aux « clartés » de l’expérience, Joubert préférait celles de l’idéal.