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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/135

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Quel rire ironique devait laisser échapper le Génie de la Révolution, qui, embusqué dans l’ombre, guettait sa proie et se préparait à la curée ! Mais ce rire, personne ne l’entendait. On ne savait pas le danger qu’il y a à verser du vin nouveau dans de vieux vaisseaux ; ni ce qu’il en coûte de vouloir marier ensemble l’avenir et le passé, d’associer des nouveautés, des aspirations vers l’inconnu à d’antiques traditions. Le dieu étranger, dit Diderot, se place d’abord humblement sur l’autel à côté de la vieille idole du pays ; peu à peu il s’y affermit, il se met à l’aise, il prétend à la place d’honneur ; un beau jour, il pousse du coude son camarade, et voilà l’idole séculaire tombée et jonchant le sol de ses débris.

Mais en attendant, on jouit de la vie. Jamais les mœurs n’avaient été si douces, jamais la sociabilité n’avait eu tant de charme. La culture intellectuelle et morale a descendu de classé en classe, la délicatesse du gentiment se marie à la politesse de l’esprit ; l’agréable, le joli, sont à la mode dans tous les genres, dans la littérature comme dans la vie. Les portraits de l’époque en font foi. Au XVIIe siècle, ainsi que le dit Cousin, le fond de la beauté était la force, et dette force, cette vigueur des contours, cette puissance de la vie, on la retrouve dans les portraits de femmes célèbres de ce temps-là. Mais à la fin du XVIIIe siècle, les jolies femmes musquées et poudrées sont à la mode ; on leur demande d’être menues, fluettes, voire un peu languissantes, un peu maladives, avec ce que l’on appelait alors des yeux doublés d’âme. Les vapeurs deviennent le mal aristocratique par excellence ; et les médecins à l’âme sensible règnent en souverains parmi cette bonne compagnie vaporeuse. Aussi les femmes ne sont-elles nommées que le sexe charmant ; et ce sexe charmant introduit dans les usages du monde, dans le code du savoir-vivre", des raffinemens, des recherches, des nuances jusqu’alors inconnues ; car les barrières tombent de plus en plus entre les classes, et les grands seigneurs, les financiers, les fermiers généraux, les gens de lettres, les savans et les artistes se rencontrent habituellement dans les mêmes salons ; c’est par des nuances imperceptibles dans les manières qu’une maîtresse de maison marque exactement le degré d’estime qu’elle ressent pour chacun des habitués qui fréquentent son salon ; et les mêmes nuances se retrouvent quand il s’agit de passer du salon dans la salle à manger.