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années. L’enfant ne pense pas assez pour jouir de lui-même ; aussi ne jouit-on pleinement de son enfance qu’après l’avoir perdue.

Pareillement, par l’effet d’une illusion semblable, les sociétés vieillies aiment à retourner en imagination aux jeunes années de l’humanité, elles se complaisent aux rêves d’une vie innocente, passée sous un beau ciel et dans l’intimité de la nature, loin des agitations stériles et des gênes factices de la civilisation, sous le règne de la loi naturelle bien supérieure à toutes ces conventions artificielles qui régissent les États policés. Elles s’empressent vers le berceau de l’humanité ; elles voudraient s’y coucher, y goûter la douceur de leurs premiers sommeils et surtout le charme de ces réveils où un regard vague, incertain, se promène au hasard parmi les formes enchantées d’une nature encore jeune. Voir pour la première fois le ciel, les arbres, les nuages ! entendre pour la première fois le bruit du vent dans les feuilles, quelle ivresse !

Les sociétés oublient que pour que ce bonheur de l’homme naturel, de l’humanité naissante, fût autre chose qu’une fiction, il faudrait supposer à cet homme naturel la délicatesse de sentiment, la richesse d’imagination et de pensée, et cette pleine conscience de soi-même que la civilisation seule peut donner, L’enfant qui sentirait en enfant et penserait en vieillard, l’homme naturel qui joindrait à la vivacité des premières sensations la sagesse réfléchie du civilisé, ce serait là le bonheur suprême. Mais ce bonheur est une chimère ; car il suppose qu’on peut avoir tous les âges en même temps, et malheureusement le cadran de nos années ne marque jamais plus d’une heure à la fois.

Il est facile de comprendre, maintenant, quel poète, quel romancier attendait la France de Louis XVI, quelle fiction elle appelait de ses vœux ! La bonne compagnie, fatiguée d’elle-même, frappe le sol du pied, non pour en faire sortir des légions, comme Pompée, mais un rêve, le rêve d’un Eden, d’un âge d’or, d’une première ou d’une seconde enfance. Et la bonne compagnie est servie à souhait ! En 1788 paraît Paul et Virginie, et ce roman obtient le même accueil que, vingt-sept ans auparavant, la Nouvelle Héloïse. À peine a-t-il paru qu’on en tire des sujets de romances, de pièces de théâtre. Un grand nombre de mères font porter à leurs enfans les noms de Paul et Virginie. Ce roman est traduit dans toutes les langues et partout il fait verser