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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/152

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lesquelles je me vois forcé d’insister, non pour diminuer Bernardin de Saint-Pierre, — ce qui entre aussi peu dans mes desseins que cela serait peu en mon pouvoir, — mais pour mieux marquer ce qu’il y a de chimérique dans ce type de l’Amant de la Nature dont Paul et Virginie sont les représentans par excellence.

J’ai dit que ces deux aimables enfans des Tropiques sont des êtres un peu plus artificiels que les palmiers à l’ombre desquels ils grandissent et que les bengalis dont le ramage leur plaît si fort. Mais j’ai abrégé ma démonstration, et je me suis contenté de citer leurs déclarations d’amour écrites dans un style où tous les tons se mêlent et se contrarient. Il me faut revenir sur une analyse trop courte et nécessaire aux conclusions que je me propose de tirer.

Si Bernardin de Saint-Pierre avait seulement voulu peindre l’amour ingénu, l’amour parlant le langage de la nature, l’amour tel qu’il se présente dans une sphère sociale où règne encore quelque chose des mœurs patriarcales, il n’aurait pas eu besoin de transporter la scène de son roman dans une des solitudes de l’Ile de France, dans le voisinage d’un des Tropiques ; il eût fait naître ses héros au fond d’une province française quelconque, dans un milieu civilisé, mais d’une civilisation sans raffinemens et en quelque sorte aussi naturelle que la nature elle-même. Il eût fait, pour tout dire, comme Gœthe quand il a écrit cette idylle qui a nom Hermann et Dorothée, idylle qui est un poème, poème qui est une idylle où respire le génie d’Homère, parce que la sagesse et la passion y sont en présence l’une de l’autre et y parlent toutes deux un langage d’une antique simplicité.

Telle n’était point l’intention de Bernardin de Saint-Pierre. Son but était de réaliser sur le papier une utopie, dont je parlerai plus loin plus au long. Il voulait peindre deux enfans de la nature, c’est-à-dire deux êtres dont la nature fût la seule institutrice, qui n’entendissent d’autre voix que la sienne, qui ne reçussent d’autres leçons que les siennes, deux disciples, deux nourrissons de la nature.

Et voilà précisément ce qui était impossible, car entre la nature et deux âmes humaines, il se place toujours quelque chose ou quelqu’un ; les sauvages mêmes ne sont pas les enfans de la nature ; ils sont les enfans et les élèves de la sauvagerie,