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génie ! l’abbé Prévost me fera pleurer, s’il le veut, sur le cadavre de la plus légère, de la plus fausse des femmes, si cette femme s’appelle Manon Lescaut, et si elle a été transfigurée par le malheur, si un rayon de véritable amour a fini par pénétrer dans son cœur et illuminer son front, et si son amant inconsolable la voit mourir sous ses yeux, dans une solitude sauvage de l’Amérique et, seul avec elle, ensevelit de ses mains dans la terre cette dépouille adorée !

Mais oublions les funérailles de Virginie et les grenadiers qui lui servent d’escorte. J’ai dit que Paul et Virginie n’était pas seulement un roman, mais une utopie mise en action. Cette utopie, on pourrait la définir : l’utopie en matière d’éducation à l’usage des amans de la nature contemporains de Louis XVI.

Les Amans de la Nature ! Voilà un nom qui convient à Bernardin, comme il convient à Paul et à Virginie. Oui, Bernardin fut plus qu’un ami de la nature, il en fut l’amant. Il ressentit pour elle une tendresse qui tenait du culte, de l’idolâtrie. Il parle d’elle comme d’une maîtresse. Il l’exalte, il la célèbre, il l’adore. Il lui adresse des hymnes, des déclarations ; il l’interpelle et s’écrie : O nature, nature, parlez à mon cœur ! parlez à mon esprit ! Que votre souffle passe sur mes lèvres pour les rendre dignes de balbutier vos louanges et de réciter vos merveilles ! La nature, pour Bernardin, c’est la règle suprême, la législatrice, la source de tout ce qui est bon, de tout ce qui est beau. Le seul nom qui convienne à Dieu, c’est celui-ci : l’auteur ou l’architecte de la Nature ! Et pourquoi la nature est-elle à ses yeux si admirable et si divine ? C’est qu’elle représente l’ordre et l’harmonie, qui forment le sujet des Etudes de la Nature, dont Paul et Virginie n’est qu’un épisode. Dans ces Études pleines d’observations Unes et ingénieuses, Bernardin de Saint-Pierre découvre partout dans la nature des convenances, des consonances, des contrastes, des progressions, des concerts, l’ordre et l’harmonie. Non seulement il se plaît à signaler les grandes lois qui régissent les êtres inanimés ou vivans, mais il aperçoit dans la nature une foule d’heureuses rencontres, de traits de génie et d’esprit qu’il ne se lasse pas de relever et de vanter. Bernardin écrivait ses Études sous le règne de Louis XVI, à l’époque des bonnes intentions. Il prête aussi à la nature une quantité de bonnes intentions ; il la montre, mère tendre et vigilante, s’occupant sans cesse, non seulement de pourvoir à nos