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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/160

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rend encore l’honneur des forêts où il ne vit plus : il le fait renaître, en le décorant de guirlandes de fleurs et de festons d’une verdure éternelle. » Ailleurs encore, Bernardin nous montre la nature servant de modèle à toutes les mères dans les soins qu’elle prend de faire servir le calice des fleurs à la conservation de la corolle. Mais que dire surtout de cette aimable tourterelle d’Afrique, « qui porte sur son plumage gris de perle, précisément à l’endroit du cœur, une tache sanglante mêlée de différens rouges, parfaitement semblable à une blessure ; il semble que cet oiseau, dédié à l’amour, porte la livrée de son maître, et qu’il a servi de but à ses flèches. » Et, ajoute-t-il : « Ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est que ces riches teintes cornalines disparaissent dans la plupart de ces oiseaux après la saison d’aimer, comme si c’étaient des habits de parade qui leur eussent été prêtés par la nature seulement pour le temps des noces. » Cette tourterelle d’Afrique fit, dit-on, l’enchantement de Marie-Antoinette. Qui aurait la cruauté de condamner d’aussi charmantes rêveries !

Non, ne soyons pas trop sévères pour cet amour un peu sentimental de la nature qui respire dans les écrits de Bernardin de Saint-Pierre ; car si le sens de la nature est aujourd’hui répandu, si l’admiration des beautés naturelles, l’amour des fleurs, des bois, des rossignols, des paysages est devenu accessible à tous les hommes, c’est à l’influence de Rousseau et de son disciple Bernardin qu’on le doit. Avant eux, il y avait bien en France des yeux et des oreilles, mais qui ne voyaient, ni n’entendaient, car pour voir les beautés de la nature et pour entendre ses harmonies, il s’agit de sentir. Le propre du génie est de rendre ses sensations contagieuses ; c’est ainsi que Rousseau et Bernardin nous ont appris à sentir ce qu’ils avaient senti. Ils nous ont prêté leurs yeux et leur âme pour contempler ce qu’ils avaient découvert dans l’univers. Grâce à eux nous avons perçu le murmure d’une foule de voix secrètes dont les sons confus ne parvenaient pas jusqu’à nous.

On décerne une place d’honneur à la mémoire des hommes qui ont enrichi la civilisation par quelque découverte nouvelle. : Devons-nous moins de reconnaissance à ceux qui ont agrandi notre être en mettant à notre portée des jouissances qui sont une richesse, qui nous ont révélé la poésie familière des choses et les joies qu’elle fait savourer uses initiés, qui nous ont appris