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accompagne, et dans leur dialogue de quelques lignes il y a tout, les âmes et les choses, l’angoisse avec l’espérance paternelle, le mensonge pieusement filial, et les parfums, et la brise, et là-bas, au clair de lune, les voiles blanches sur les eaux.

Après ce dernier et touchant épisode, voici la catastrophe. La scène finale se compose, dramatiquement, de récits, d’aveux, et d’adieux. Musicalement, elle prend aussi des formes différentes : celles de la déclamation et de la mélodie, celles de la cantilène et quelquefois de la parole, voire du simple cri. Mais rien d’hétérogène, de disparate en ce long monologue où l’héroïne s’accuse, se pleure, se punit elle-même, et semble en quelque sorte mener son propre deuil. Les mouvemens, les rythmes funèbres y abondent, y renchérissent les uns sur les autres. La voix constamment s’élève aux plus hautes notes pour en descendre avec lenteur, se traînant, se déchirant elle-même, pour y remonter ensuite et pour en retomber encore. Genre chromatique et modes anciens, musique de théâtre et pure musique, instinct ou génie d’une antique race, savoir, sentiment et style d’un grand artiste contemporain, tout cela compose l’éminente beauté de la scène, tout cela met — pour la première fois peut-être — le trépas d’une fille d’Espagne au rang des morts féminines les plus glorieuses que le drame lyrique ait chantées.

Appelons, accueillons cette sœur latine. Muy noble y muy teal, comme disent les écussons de sa patrie, elle est digne de notre audience et de notre hommage. Aussi bien, après les « saisons » russe, italienne, allemande, pourquoi ne pas en avoir une espagnole ? Des œuvres telles que los Pirineos et surtout la Celestina en feraient non seulement les frais, mais l’honneur. Ou plutôt il n’est pas besoin, pour contenter notre désir, d’une « entreprise » ou d’une « exploitation » extraordinaire. L’Opéra-Comique ne nous a rien celé des derniers « échos d’Italie. » Une autre voix, tout autre que celle des Mascagni, Puccini et Leoncavallo, vient à nous, de l’autre bord de la Méditerranée : en ce même théâtre nous demandons qu’elle chante. Pour la seconde fois, et nous terminons par-là, c’est à M. Albert Carré que nous avons recours. Il est de ceux qui savent regarder, écouter au loin. Qu’il se fasse jouer et chanter la partition de la Celestina. Qu’il monte après nous, ou, s’il le veut bien, avec nous, sur la tour de Salamanque. De là-haut, il verra, il entendra quelque chose d’inconnu, quelque chose d’admirable, venir.


CAMILLE BELLAIGUE.