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quelle patriotique abnégation, lui et son frère, le Prince de Joinville, avaient accepté la décision du gouvernement nouveau qui les relevait de leur commandement. Il ne leur vint même pas à l’esprit qu’il serait possible, comme le pensaient beaucoup de leurs partisans, de s’appuyer sur les soldats et sur les marins qu’ils commandaient pour résister à la révolution. Paris seul avait parlé. La province, en général peu républicaine, suivrait peut-être une impulsion différente si les fils du roi prenaient la tête du mouvement. Il n’y avait à cela qu’une objection, c’est que les fils du roi avaient horreur de la guerre civile, qu’aucun d’eux n’aurait consenti à verser une goutte de sang français pour reconquérir la situation perdue. Par un acte de leur volonté, l’exil succédait donc pour eux sans transition à la vie brillante et active qu’ils menaient auparavant. Lorsque le Solon où ils avaient pris place en quittant l’Algérie, après avoir passé le détroit de Gibraltar et suivi les côtes de France, arriva en vue de Brest, le commandant leur demanda s’il fallait entrer dans la rade. Les princes n’ayant pas répondu, le bâtiment continua sa route vers l’Angleterre. C’est là que nous transporte la première lettre adressée par le Duc d’Aumale à son ancien précepteur. Les lecteurs de la Revue n’ont sans doute pas oublié la place que tient Cuvillier-Fleury dans la vie du prince[1]. Attaché à la personne du Duc d’Aumale, lorsque celui-ci n’avait encore que six ans, le précepteur a dirigé la formation intellectuelle et morale de son élève avec la conscience la plus scrupuleuse. Il ne s’est pas contenté de lui inspirer-le goût de l’antiquité classique et l’amour du beau langage. Il a voulu faire de lui un homme, tremper son caractère, lui apprendre que l’illustration de la naissance et les privilèges du rang créent plus de devoirs qu’ils ne confèrent de droits. Qu’on relise le premier volume de la correspondance du maître et de l’élève déjà publié par M. Henri Limbourg avec une belle préface de M. Vallery-Radot, on n’y trouvera qu’un échange de pensées fortes, aucune complaisance, aucune flatterie du côté du précepteur, une absolue sincérité des deux parts, un égal amour de la vérité, le désir constant de s’entretenir en commun de ce qui honore l’humanité, la volonté de se tenir à distance des sentimens bas et des passions vulgaires.

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1910.