Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/33

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il est clair que l’idée de progrès en matière morale implique, non seulement un arrangement plus ou moins nouveau des notions préexistantes, mais la conception d’un idéal plus élevé, ainsi que de moyens destinés à réaliser cet idéal. Or ce sens du mot progrès devient une pure illusion, si l’homme ne dispose que des élémens d’action qui lui sont fournis par le réel donné. En croyant faire mieux, l’homme fait simplement autre chose. Il perfectionne l’industrie morale, au sens où il perfectionne l’industrie matérielle. Il accroît mathématiquement sa puissance et ses moyens d’action, mais il ignore le problème des fins, qui pourtant est le tout du problème moral.

Pour combler cette lacune sans faire intervenir aucun principe d’apparence surnaturelle, le moyen généralement employé a consisté, de tout temps, à invoquer le progrès nécessaire des lumières, et son influence sur le progrès moral. Doctrine cent fois réfutée, combattue notamment par Rousseau avec un retentissement incomparable ; sans cesse renaissante pourtant, parce qu’elle a ce double avantage, d’éliminer le mystère, et de nous garantir que le progrès moral se fera de lui-même, sans que nous ayons besoin de peiner pour le réaliser, puisqu’il n’est autre chose qu’un effet mécanique des lois naturelles.

Quels que soient pourtant les progrès extraordinaires des sciences, on ne voit pas comment ils pourraient jamais, à eux seuls, engendrer le progrès des idées morales. S’agit-il des sciences physiques ? Plus nettement aujourd’hui que jamais, ces sciences n’enseignent que ce qui est et non ce qui doit être ; elles considèrent les faits et leurs rapports entre eux, non l’idéal et son mariage avec la réalité. A-t-on en vue ce qu’on appelle les sciences morales ? Ces sciences ont un caractère hybride : elles ne se constituent comme sciences qu’en réduisant artificiellement en concepts et en insérant a priori dans l’expérience des élémens qui, en eux-mêmes, sont irréductibles au concept et à l’expérience : à savoir les principes propres de la morale, les idées de devoir, de bien, de conscience, de liberté.

La science, comme telle, demeure impuissante à assurer le progrès de la législation et de la vie morales. Malgré tout l’enthousiasme de notre génération pour la science, cette impuissance est aujourd’hui assez généralement reconnue ; et l’on voit les savans eux-mêmes, lorsqu’ils réfléchissent en philosophes