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trempe, à la fois tendres et malades, partagés entre Vénus et le Christ, qui se prosternaient au pied de la Croix ou pleuraient sur les riantes statues des dieux ; — en même temps sous les portiques et dans les thermes, des poètes venus de Grèce et des Gaules, pleins d’images, de figures, de retentissement, récitaient à haute voix des vers sur la conquête de la Toison d’Or ou les noces de Pelée ; et les jeunes gens n’avaient pas assez d’yeux pour voir l’improvisateur, d’oreilles pour ses hexamètres, de voix jour les redire ; — enfin dans un jardin retiré de la ville, sous de frais platanes, où conversaient, en marchant, quelques néo-platoniciens, était un poète à la robe blanche, à la lyre douce et d’ivoire, craignant, comme ses frères, la place publique et le bruit, et ne chantant que pour eux… Voilà une bien longue figure ; avant de vous quitter, je reviens à la jolie tente persane de la Porte Saint-Martin : deux femmes amies, que c’est charmant !


À cette époque même, où il était choisi par Alfred de Vigny, pour recevoir ces élégantes Confessions, accueillies, — tout lecteur en conviendra, — avec le sourire obligeant et le regard admiratif d’un homme sans envie, Auguste Brizeux, mal portant, mal payé pour des travaux de librairie comme les Mémoires de Mme de Lavallière, et, çà et là, pour quelque article de journal, comme son étude du Globe sur Un portrait d’André Chénier, souffrait le plus souvent de la gêne la plus cruelle. Il la dissimulait avec cette pudeur farouche des poètes pauvres[1], mais il ne se refusait pas toujours, — une réponse de Vigny le montrera, — cette sorte de soulagement qui consiste à se récrier contre l’aveuglement du sort, contre l’injustice sociale, contre l’indifférence implacable des puissans du jour et leurs homicides oublis vis-à-vis de celui qui n’a d’autre fonction que de penser et que d’écrire. Tout en essayant de réconforter le jeune auteur dans un moment de découragement aigu, Alfred de Vigny semble prendre à son compte une partie de cette plainte amère, et, après avoir exhorté stoïquement l’ami frêle et dolent à s’élever par le « mépris » au-dessus des injures de la fortune, il prononce d’autres paroles où s’annoncent déjà les paradoxes incisifs du roman de Stello et les âpres revendications du drame de Chatterton : « Ce que vous m’avez dit est vrai, juste et triste, mais c’est manquer de force que de ne pas fouler aux pieds la destinée même qui nous entraîne. J’ai passé par toutes vos réflexions et j’ai trouvé un remède étrange à ce désespoir qui est inévitable,

  1. Brizeux n’oubliait pas le proverbe breton qu’il a, plus tard, inséré et traduit dans Fumez lireiz (Sagesse de Bretagne) : « Pauvreté n’est pas un péché — Mieux vaut cependant la cacher. »