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transparente et sombre, fait onduler de longues herbes si serrées que, d’une rive à l’autre, elles encombrent le cours d’eau sans en dépasser la surface, formant ainsi et laissant voir, sous le rideau des flots pénétrés de soleil, un banc de verdure si coloré, si lumineux, qu’à certaines heures du jour, on se croirait près d’un bloc d’émeraude.

Tout l’enchantait, tout l’enivrait, tout aurait dû le retenir. On n’était pas à l’entrée de l’hiver qu’il avait regagné Paris, qu’il s’acheminait de nouveau vers les bureaux de rédaction, qu’il reprenait avec docilité le mot d’ordre insinuant, mais d’autant plus impérieux, des groupes littéraires. Vigny écrit, en décembre, à Antoni Deschamps : « J’ai donné votre Dante. Le jeune poète en est touché jusqu’aux larmes. » Ce jeune poète est Auguste Brizeux.

Le 14 janvier 1833, il est revenu à Lorient. Mais, le 9 mars de la même année, c’est d’un garni parisien qu’il écrit à Vigny pour lui dire son sentiment sur Laurette ou le Cachet rouge. Voici sa lettre restée inédite :


Comme je ne lis pas les Revues, je ne l’ai pu lire qu’hier soir sur un exemplaire qui m’en a été prêté, mais je vous écris encore tout plein de cette touchante lecture. Je conçois que votre vieux marin ait pleuré. Quiconque lira Laurette doit en faire autant. C’est la vérité dans l’art et l’art dans la vérité. Passez-moi cette antithèse qui même ne m’appartient qu’à demi, mais qui rend tout à fait le double mérite de cette composition. Hier pourtant, si je vous en avais écrit, je n’aurais songé qu’au naturel parfait de la narration ; aujourd’hui, ç’a été une nouvelle jouissance d’en admirer les artifices délicats et presque invisibles. Au plaisir de vous parler de tout cela.

A. BRIZEUX.


Pendant cette année 1833, Brizeux perd la meilleure partie de son temps et de ses efforts à faire le chemin, depuis Lorient jusqu’à Paris, où le moindre prétexte, la correction de ses épreuves, par exemple, suffit à l’attirer, puis, de Paris jusqu’au fond de la Bretagne, où la nécessité de vivre à peu de frais, sans parler du regret d’avoir laissé derrière lui l’ouvrage mis sur le chantier et les motifs d’inspiration, finissait par le ramener. Il y rentrait fort las. Il ne se doutait pas qu’après chaque absence un peu prolongée, le relief du caractère et du talent, qui n’était point, chez lui, des plus saillans, avait été comme entamé, comme amoindri, par tous les commérages parisiens, par le bagout plaisant, mais niveleur, des gens de lettres. Il a,