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Supposons qu’il eût plus énergiquement lutté contre les mauvais penchans du prince, qu’il les eût vaincus, — malgré la terrible puissance de l’hérédité, — supposons que Néron fût devenu grâce à lui un empereur doux, chaste et modeste, cela aurait-il suffi ? Les qualités personnelles du souverain pouvaient-elles, à elles seules, assurer le bonheur de l’empire ? Pour répondre à cette question, comparons le règne de Néron au siècle des Antonins. Ce qui a fait la grandeur et la beauté de cette dernière époque, ce n’est pas seulement l’honnêteté de Trajan, la bienfaisance d’Hadrien, la douceur d’Antonin, la haute vertu de Marc-Aurèle ; c’est que ces princes ont trouvé autour deux une aristocratie renouvelée à la suite des guerres civiles, une « classe dirigeante » intelligente et loyale, capable de les comprendre et de les aider. Au temps de Néron, la noblesse romaine était loin d’offrir d’aussi précieuses ressources. Elle comprenait un certain nombre d’ambitieux, beaucoup de viveurs oisifs et corrompus, et quelques honnêtes gens sans grande vigueur. Pour guérir les maux dont souffrait l’État romain, il aurait fallu transformer, non seulement l’empereur, mais toute la haute société qui l’entourait. Cela, Sénèque ne pouvait le faire. Personne, sans doute, ne l’aurait pu : des changemens aussi généraux sont l’œuvre du temps, des circonstances, de l’évolution historique, et non de l’influence d’un seul homme. Et peut-être Sénèque était-il moins propre qu’un autre à opérer, ou même à entreprendre, une pareille réforme : sa perspicacité de moraliste, très fine et très pénétrante, manquait un peu d’envergure ; il voyait mieux, et par suite combattait mieux aussi, les défauts d’une seule personne que les vices de toute une catégorie d’hommes ; il était plus fait pour la direction de conscience individuelle que pour la prédication sociale. Pour toutes ces raisons, il ne trouva pas plus dans l’aristocratie que dans l’empereur l’appui efficace sur lequel il avait compté. Il chercha à y suppléer par lui-même autant que ses forces le lui permettaient. Mais les efforts d’un seul homme ne pouvaient guère aboutir qu’à donner à l’Etat quelques années de trêve. Ce n’était pas, d’ailleurs, un présent si négligeable !

Nous saisissons là, ce semble, le fort et le faible de la tentative de Sénèque. Il fit peut-être tout ce qui dépendait de lui, et n’échoua que par une erreur d’appréciation sur ce qui n’en dépendait pas. Il crut que ses belles paroles et ses bons exemples