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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/470

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long cauchemar, avec une impossibilité absolue de goûter à aucun des plaisirs autrefois le plus ardemment attendus et rêvés. Détail caractéristique : les seules choses qui désormais conservent encore le pouvoir de l’intéresser sont celles qui se rapportent à son ancien métier : l’ « aristocrate » qui, durant des années, n’avait point cessé de rougir de sa profession, le voilà qui, pour distraire l’écrasante monotonie de sa solitude, s’en va regarder de quelle façon ses confrères parisiens distribuent des billets, dans les diverses gares ! Et c’est encore, — en véritable employé de chemins de fer, — aux roues familières d’une locomotive qu’il finira bientôt par demander la délivrance de ses remords et de son ennui.


Joseph souffrait de plus en plus, se sentait indiciblement malheureux : mais il ne savait toujours pas que faire de soi, et n’avait même pas la force de songer à cette question. Parfois seulement, dans de rares minutes d’énergie reconquise, il projetait un départ pour l’Amérique ou pour Londres.

— Qui sait ? Ce sera peut-être là-bas ?

Et il rêvait à ce voyage pendant quelque temps : mais bientôt cette dernière espérance le dégoûtait à son tour, et de nouveau il errait par les rues, étranger et inutile, semblable à une feuille que le vent aurait détachée d’un arbre et semée au hasard.

Une certaine nuit, il fut réveillé par des coups de tonnerre. Il entr’ouvrit la fenêtre : un orage se déchaînait sur Paris, des éclairs projetaient des zigzags de feu ; et bientôt une violente averse se mit à tomber, débordant des gouttières et tambourinant sur les toits.

— Tout à fait comme chez nous au printemps ! se dit-il.

Et il se recoucha, mais sans pouvoir se rendormir : car la tristesse ainsi ravivée s’était insinuée dans son cœur, et commençait à le déchirer avec les dents aiguës du souvenir.

— Là-bas aussi, le printemps doit être venu ! gémit-il, en sentant que toute son âme s’envolait « là-bas. »

Les arbres fruitiers, dans les jardins, s’étaient revêtus de fleurs ! Les grues allaient lentement par les prairies, la terre labourée exhalait son parfum coutumier ; les trains filaient en faisant trembler les murs, et laissaient derrière eux un long sillon de fumée. Tout l’air était imprégné d’un bien-être délicieux.

— Mais moi, jamais plus je ne prendrai ma part de tout cela !

Dès l’aube suivante, cependant, il résolut décidément de partir pour l’Amérique. Après s’être informé de l’heure du départ du premier paquebot, il donna congé de sa chambre, et commença fiévreusement à emballer ses effets.

— Quand pensez-vous partir ? lui demanda le garçon de l’hôtel.

— Demain matin.

— Je vous conseillerais plutôt de partir tout de suite !

— Et pourquoi ?