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n’existait en France qu’un droit reconnu à la nation, le droit d’écrire, et quand je dis un droit, je me trompe, ce n’était pas un droit reconnu, un droit garanti, c’était une tolérance sur laquelle les écrivains ne pouvaient toujours compter ; mais qui souvent aussi était sans limite. Les écrivains furent donc au XVIIIe siècle la seule puissance sociale que le gouvernement laissât subsister à côté de lui ; ils firent l’éducation des esprits, ils les lancèrent dans des voies nouvelles, ils préparèrent les futures destinées de la France.

Non, la Révolution française ne fut pas un impromptu, ni un arbre sans racines, elle ne fut pas un événement que rien n’avait préparé ; ce qui lui est propre, c’est d’avoir été préformée par des hommes de plume, de cabinet, des philosophes. Voilà l’explication de ce qu’il y eut d’extraordinaire et d’unique dans l’esprit qui l’anima.

Et d’abord, remarquez que l’homme d’affaires, l’homme qui a vécu, qui s’est formé dans le maniement des affaires et qui en a l’expérience, connaît la difficulté des réformes, des changemens, la puissance des habitudes, des traditions. Il est sans cesse préoccupé de la force des situations, des circonstances. Il se demande avant tout, non si une idée est belle, juste, mais si elle est praticable ; il redoute les théories, les chimères : Est-ce possible ? voilà son mot. L’écrivain au contraire, le penseur, ne connaît pas ces difficultés et ces hésitations. Il est facile de créer un gouvernement, une société, une religion même sur le papier ; rien ne lasse l’inaltérable patience du papier, et il embellit tout. De belles pensées couchées sur le papier en deviennent plus séduisantes encore. Aussi l’écrivain, le penseur, ne se préoccupe guère de ce qui convient, de ce qui peut être, mais de ce qui doit être. Il part de principes spéculatifs sur les intérêts généraux des sociétés, ou sur leur origine métaphysique, sur les droits primordiaux de l’humanité, et il en déduit tout un système où les théorèmes succèdent aux théorèmes, les corollaires aux corollaires. Il porte en un mot, dans les matières politiques et sociales, l’esprit d’abstraction, l’esprit géométrique.

Le géomètre part de l’idée abstraite du triangle pour en déduire les propriétés ; il ne se met pas en peine si les triangles sont de cuivre ou en zinc, s’ils sont tracés sur le sable, ou sur une planche noire, s’ils sont rouges, verts ou bleus. Il lui suffit qu’ils aient trois côtés et il raisonne sur ce triangle idéal dont la