redouter ce qui agite l’existence. Lord Nelvil reste longtemps ballotté entre les impressions et les mouvemens contraires qui se partagent son cœur. Tantôt il tombe aux pieds de Corinne, subjugué par sa beauté et par son génie et il est sur le point de s’unir à elle par d’indissolubles nœuds et, l’instant d’après, il s’éloigne, il recule, il s’accuse d’entraînemens irréfléchis. Il y a dans Corinne quelque chose qui l’inquiète, qui l’épouvante. Elle est trop différente de lui, il craint de ne pas la connaître assez. Elle lui semble trop passionnée, et il se demande s’il n’y a pas dans cette âme exaltée, toujours hors d’elle-même, un fond de frivolité, si on ne peut lui reprocher une absence de vrai sérieux, l’absence de ces convictions morales qui font la consistance du caractère. Corinne a trop peu de préjugés, et la grande liberté de son esprit et de ses jugemens lui paraît être quelquefois la licence d’un cœur indiscipliné qui refuse de se plier à aucun joug. Corinne n’est semblable qu’à Corinne, elle est différente de toutes les autres femmes ; et lord Nelvil se dit qu’après tout les nombreux ont de bonnes raisons d’être ce qu’ils sont, et que Corinne a tort de ne pas leur ressembler davantage.
Et puis, autre grave question ; Corinne peut-elle donner le bonheur ? Corinne aime lord Nelvil ; mais n’aime-t-elle pas davantage encore l’art et la poésie ? L’époux de Corinne sera-t-il autre chose qu’un accessoire dans sa vie ? Les Muses peuvent-elles aimer comme les hommes veulent être aimés ? Et le mari de Corinne n’aura-t-il pas encore pour rival ce peuple à qui Corinne sent le besoin de parler quand son âme est pleine ? N’est-ce pas une souffrance, pour l’homme qui aime sérieusement, de voir la femme aimée paraître devant la foule, étaler à ses regards ses grâces et sa beauté, se donner, pour ainsi dire, en pâture aux curiosités d’un public indiscret ? Le véritable amour n’est-il pas inséparable d’une secrète et irrésistible jalousie ?
Voilà ce que se dit lord Nelvil ; et un jour, de retour en Angleterre, en traversant un parc, il aperçoit une jeune fille de seize ans, à la taille élancée, aux traits délicats et portant sur son visage « la chaste réserve d’une âme qui se contient, la pureté céleste d’une enfant qui ne s’est jamais éloignée de sa mère et qui ne connaît des passions du cœur que la tendresse filiale. » Et l’image de Lucile hante bientôt son esprit comme un songe angélique qu’il cherche en vain à écarter : « Il réfléchit à cette vie si austère et si retirée que Lucile avait menée, à cette beauté sans